got a secret, can you keep it ? • monsieur loyal

Le paysage changeait de jour en jour -Loyal y croyait. Quand il venait dans les passages encore déserts de sa (pincement au cœur) fête foraine, il prenait souvent cinq minutes pour observer le calme qui s'offrait à lui. Le métal était encore sale par endroit, pas encore nettoyé même des mois après la tempête. Des carcasses traînaient encore, et Loyal ne se leurrait pas quant à ce qu'il pouvait se trouver en-dessous. Mais au-dessus, dans le royaume entre ciel et terre, il y avait de la vie. C'était elle que Loyal voulait célébrer -déjà avant, encore plus maintenant.
Au fil des heures, le brouhaha des gens, de l'agitation, de l'excitation, prenait place. C'était un bruit qui crispait toujours Loyal -on n'y entendait rien, dans ces masses de gens- mais c'était irrémédiablement signe que rien n'était perdu, que tout allait mieux encore.
Loyal ne croyait pas au retour à la normale. C'était une utopie sans sens pour les autres, un véritable coup de poignard dans le cœur pour lui.
Le monde avait changé.
Ils devraient changer avec lui.
Mais de telles idées ne faisaient pas bon ménage au milieu de ces esprits fracassés. Alors Loyal se taisait. Il se contentait d'avancer de son côté pour que, une fois que tous soient prêts, il puisse gonfler leurs êtres de nouvelles lumières.
En attendant, il se retrouvait à faire des marchés avec des gars aussi peu fins que toi, Capharnaüm. Ah, ne t'inquiètes pas ! Il t'apprécie. Il ne croit pas un instant que tu es aussi écervelé que bien d'autres peuvent t'imaginer, non -et au-delà de l'intelligence brute, classique, la tienne se trouve ailleurs.
Et il l'observait en direct à l'instant même. Fiché en arrière-plan de la scène, Loyal, appuyé lourdement contre un empilement de caisses, ne pouvait s'empêcher de sourire. Les bras croisés sur la poitrine, il laissa son employé essayé de se débrouiller seul un instant -juste un peu.
Une ombre masqua l'éclat des pommes si convoitées. A la place, c'est un sourire tout en dents qui brillait. Loyal s'appuya nonchalamment sur le stand à l'aide de ses coudes, ramenant sa stature à hauteur humaine. On pouvait constater la largeur de ses épaules, mais ses habits ne laissaient rien d'autres aux yeux curieux.
L'employé était visiblement soulagé de ce retournement de situation. Monsieur lui adressa sa première sympathie, avant de se tourner vers ce fameux visiteur si assuré. Ah, Capharnaüm ! dit-il en un accent américain des plus horribles, sans que personne d'autre que le dénommé ne le sache. Tes talents valent bien toutes les pommes de la terre mais malheureusement ton offre ne correspond pas au système économique de la foire. Les doigts calleux de Loyal tapotèrent un panneau clairement visible de tous, sur le devant du stand. Uniquement échanges de biens accepté. Mais ah, attends, laisse-moi fouiller mes poches, peut-être aurais-je quelque chose, à tout hasard ... Loyal savait toujours ce qu'il avait dans ses poches.

Visiblement, l'arrivée ne faisait pas plaisir. Loyal, le grand loup sous laine, ne laissait effectivement jamais ses doux agneaux à la merci d'autres griffes, furent-elles celles de renard ou d'autres créatures quelconques. Tu n'étais pas prédateur très féroce, Capharnaüm, mais après tout cela se comprend -tu n'es pas sur ton terrain.
Devant tes pitoyables excuses à peine déguisées, Loyal acquiesce, les lèvres en un sourire si peu convaincu qu'il était évident que, lui aussi, se foutait carrément de ta gueule. Décidemment, il s'agissait d'une belle entente, à n'en point douter. Loyal se met même à rire, face aux conseils que tu lui donnes généreusement, toi qui n'a personne d'autre à nourrir que ta carcasse et tes cheveux encore beaucoup trop brillants. C'était un scandale, une tignasse pareille après presque dix mois de fin du monde.
Loyal fit fi des remarques sur son protégé ; il attendis plutôt que tu en ai finis et que tes talons soient sur le départ avant de rassurer son employé. Quelques mots glissés, de quoi s'assurer que tout ira bien, de restaurer la confiance en soi écrasée par un singe qui n'a aucun bon sentiment envers les autres, et Loyal quitta le stand. Il lâcha dans la caisse un objet quelconque, attrapa une pomme enveloppée de sucre, lança un dernier sourire et un pouce en l'air à son subalterne.
Loyal avait presque envie de crocher en premier dans le bonbon, pour se venger un peu de ton mauvais caractère, mais en réalité il admirait cette verve indomptable qui savait, sans équivoque, piétiner des ego jusqu'à qu'il n'en reste miette. Si ç'avait été quelqu'un d'autre, Loyal aurait rit -dans sa tête, seulement- aux discours hauts en couleurs. Ah, quel bonheur, de n'en avoir jamais été la cible. Loyal se doutait que la largeur de ses épaules devaient y avoir quelque chose à faire, mais que ça ne le protégeait en rien sur la longue durée. Non, Loyal savait qu'il devait créer quelque chose de mieux, entre toi et lui. De plus fort. De plus vrai.
Alors Loyal t'invites plus loin, docile. Il se dirige vers sa caravane, chez lui, là où se trouvait deux fauteuils pour le moins assez confortables pour un monde post-tempête. Sur le chemin, il inspecta le sucre entourant le fruit : d'un rouge inimitable, glorieux, le soleil s'y reflétait parfaitement. Tu ne vois pas d'inconvénients à ce que je te ne la donne qu'une fois arrivé à destination, mh ? C'était rhétorique. Loyal n'avait aucune intention de la céder avant. Heureusement, la destination n'était pas éloignée, et Loyal s'installa confortablement dans son propre fauteuil. Mais je t'en pris, tu es mon invité après tout. Il indiqua la chaise jumelle, tendit en même temps la sucrerie. Je t'écoute, Caph. E-pa-te moi. Il sourit, ayant vraiment hâte d'entendre les nouveaux contes que tu lui apportait.

Loyal s'assoit tranquillement, laisse ses genoux dévier et en profite même pour apprécier tout l'angle du dossier. A le voir, on pourrait presque croire qu'il prenait le soleil -et pourtant ! Ce qui ne semblait être qu'une simple discussion était, en réalité, presque une négociation. Tu savais faire des affaires, Caph, c'était une chose qu'il fallait t'accorder -ta proportion à ne jamais lâcher prise pour ce que tu veux, et à t'en foutre de tout le reste, rendait très difficile de changer l'organisation de ta cervelle. Mais, par un heureux hasard, il semblerait bien que vous étiez faits pour vous entendre, Loyal et toi. Ah, Caph, tes ambitions sont inspirantes, mais trompeuses. T'ai-je jamais abusé ? Tu sais bien que ce n'est pas mon genre. Sauf peut-être si l'on me le demande. Il haussa des épaules, enfoncé dans sa chaise, les yeux fermés -il ne feintait pas la décontraction, ni le flirt. Il se doutait que ces deux éléments étaient essentiels pour une communication claire et productive avec cette tête rousse.
Loyal rouvrit les yeux paresseusement, laissant un regard presqu'endormi filtrer à travers ses trop longs cils. Ses yeux pourraient être pleins de cauchemars, ou plein de rêves ; il laissera ton imagination s'occuper d'y placer les soupirs qu'elle souhaitait. Il se contenta de ne pas réagir plus de mesure à l'air outré, et à tous les gestes qui sous-entendaient l'impatience, la crispation, la royauté.
Oh, ne t'en fais pas, Capharnaüm ! Loyal savait bien que tu méritais les meilleurs des traitements.
Et, en voyant cette stature fermée, une idée lui vînt. S'il devait te traiter en empereur, il le ferait. Ca ne lui importait que peu d'endosser le rôle de servant ; à la fin du jour, il restait le même homme.
Il se redressa alors, approcha la chaise de sa jumelle et se pencha en avant. Il joua un instant avec la pomme, au bout de son bâton, alors que ses pupilles détaillaient tout ton visage. Ce khôl noir, ces iris étrange, la peau laiteuse, les cheveux de feu. Ta beauté méritait plus d'or. Quelle heureuse coïncidence que Loyal en ait dans ses yeux.
Il s'avance encore sur le bord de sa chaise pour avancer la pomme juste devant ta bouche. Tu n'avais qu'à mordre, qu'à croquer, qu'à t'avancer un tout petit peu pour enfin, enfin la goûter. Le regard de Loyal s'était fait inquisiteur, intrigué, avide de voir ce qu'il pouvait bien se passer. Il était fauve sage, et attendait patiemment ton accord.
Allez, Caph. Mords dans le fruit défendu.

Le serviteur n'est pas Ganymède ; ils ont échangés leurs habits, leurs rôles mais le jeu reste le même. Zeus danse toujours sur une floue ligne, entre rigolade et tentation. S'il se plie aux demandes de son propre servant, ce n'est pas pour de vrai -oh, c'est un échange que celui-ci, et qu'importe les actes qu'il peut monter, Loyal restera ce semi-dieu, trop mystérieux pour être totalement humain, pas assez saint pour devenir céleste.
Capharnaüm était de ceux qui voyaient un peu de sa magie dans sa forme la plus brute : les mots. C'est lui qui soufflaient l'essence de ses histoires, et Loyal ne faisait que transformer l'ordinaire en haletant. Il l'avait déjà dit, et encore le répéterait-il : Caph était une muse à ses yeux, une inspiration qui frétillait aux rythmes des rumeurs, un feu follet qui acceptait de poser pour un portrait si ça pouvait le flatter.
Loyal, au fond, n'en pensait pas grand chose.
Les dents arrachent au sucre un cri de terreur ; le nouvel empereur, le carmin aux lèvres, dévora avec délice ce qu'on lui donnait. La patte que Caph avait placé sur la main de Loyal n'échappa pas à ce dernier -ah ! la confiance n'en était donc pas encore là. Quel dommage.
Monsieur ne répondit pas à l'hypothèse -l'invitation ?- de Capharnaüm ; ou du moins, pas avec des mots. Son corps resta penché vers l'avant, et ses yeux fauves continuaient de ne laisser passer qu'une paresse qui pouvait s'y méprendre à une invitation à le prouver. En serais-tu capable, Caph ? De contenir le lion le temps de te rassasier ? Crois-tu qu'il resterait pendu à tes lèvres, au lieu d'aller chercher ailleurs ? Demande donc, dit son corps.
La tension était fragile, et c'est bien cela qui rendait la situation si excellente. Loyal ne comptait encore ne pas répondre, laissant l'autre choisir la réponse qu'il souhaitait ; il était de ces personnes qui n'avaient pas besoin d'affirmation pour décider que la réalité était faîte de ce qui les arrangent le plus. A la place, Loyal croqua à son tour dans la pomme -juste un bout, un tout petit bout. L'acte résonne, colore aussi ses lippes -à moitié, oh, quelle asymétrie perturbante, comme un rouge à lèvre mal mis, dépassant, incomplet. Ne voudrais-tu pas le réparer, Caph ? Appliquer ce pourpre rutilant sur tout le reste de sa bouche ? Oh, la voilà, celle-ci, qui s'humidifie sous le passage de sa langue -combien elle doit être sucrée ! Comme elle laisse derrière elle les traces de son passage ! Comme elle vient ne rien arranger ! La discorde, dis-tu ? De quel type ? La pomme s'avance à nouveau à sa cible originale. Gentil garçon.

Le jeu était évident. Loyal voit tous les signes de mécontentement, les ignore même superbement. Il sait qu'il joue avec le feu, et continue de le faire pour la simple et bonne raison qu'il est convaincu que ça te plait (oh si similaire à cette idée qu'un non n'est pas toujours un non, des relents dont il n'est pas fier mais qu'il utilise quand même). Au-delà de l'affront, au-delà de l'irrespect, Loyal reste de ces êtres qu'on aime observer. N'es-tu pas avide d'une attention de plus ? N'es-tu pas heureux de cette excuse à te plaindre, à jouer, à exagérer ? Oh, vraiment, ce Monsieur est si généreux. Les pommes sont réputées pour leurs mauvaises histoires. Eris est un titre qui lui conviendrait ; il trônerait sur le haut de sa tête telle une couronne couleur d'or, du même glaçage qui divisa les grandes déesses. Et toi, Caph, qui serais-tu ? Oh, sûrement pas Héra, encore moins Athéna ; alors ne restait qu'Aphrodite, et probablement cela convenait à ton ego assuré, confortable. Ou préférerais-tu être Eve ? Loyal saura prendre le rôle du serpent, si tu le lui demandes gentillement.
Tes empreintes glissent sur ses lèvres. Son regard ne dévie pas : droit dans tes yeux, trop occupés à s'assurer que plus aucun rouge peigne une peau étrangère. Le temps est volage ; parfois il décide d'être lent, d'autre de ne plus savoir s'arrêter. Monsieur bouge enfin, s'attarde trop sur ces doigts que tu lèches sans honte aucune. Ah ! mais regarde-t-il vraiment les phalanges, ou la bouche juste derrière ? Loyal est toujours plus intéressé par les mots que les gestes.
Il écoute attentivement. Sur une ou deux syllabes, ses sourcils se relèvent parfois. Il ne t'interrompt pas, te laisse maître de ton histoire. Les informations sont pauvres. Les histoires de cœur ne l'intéressent pas vraiment, mais Loyal est toujours heureux de savoir -il garde néanmoins ses distances : tu as l'habitude de, parfois, transformer la réalité.
Ah, que pouvait-il faire de ce que tu viens de lui dire ? Oh, un bagarreur, donc ? Ton hypothèse ne me convenait pas. Il y avait bien d'autres catalyseurs de violence dans cette ville ;   il paraissait presque étrange que la motivation derrière les poings armés soit aussi banale. Ah, il est si rempli de mystères, on dirait presque une fable déjà. Aurais-tu d'autres suppositions au sujet de ce torturé tortionnaire ? T'aurait-il déjà approché, à tout hasard ? Ta beauté est pour sûr quelque chose qui accroche l'œil. La pomme se balance de gauche à droite, doucement. La tentation est clairement affichée. Loyal en veut plus -ou plutôt, il n'en a pas encore assez.

Loyal pensait que tu étais, sans aucun doute, un de ces hommes de théâtre de rue. De ceux qui n'iront jamais tester leurs talents plus loin que leurs bonheurs ; des acteurs de la vie quotidienne, de ceux qui peuvent disperser comédie ou drame selon leurs simples désirs.
Visiblement, tu avais un goût plus prononcé pour le drame -mais ils te font rire, et alors probablement se rapprochent-ils de ces show télévisés aux rires préenregistrés.
Tu étais dangereux dans le sens où rien ne semblait trop t'importer. Pour le moment, Loyal pouvait encore te donner ce que tu désirais, mais que se passera-t-il le jour où plus rien de ce qu'il a n'intéressera tes papilles, tes envies ? Il n'y a pas d'engrenages ici ; en réalité, tu es libre de partir et Loyal n'y aurais rien à redire. C'est bien ça qui l'embête.
Ah ! Vermine et privilégié, pour sûr. Tu ne dis rien. Et Loyal, malgré tout son talent, ne peut faire grand chose de rien, sauf s'il prend d'ailleurs. Il ne te donne pas cette pomme pour rien. Etais-tu venu ici en pensant que cela suffirait à le satisfaire ? Penses-tu que cela mérite paiement ? Croyais-tu qu'une si faible fable allait améliorer la confiance entre vous ?
Il est vrai que vous avez bien des choses en commun -l'apparence en est une, la théâtralité en est une autre. Les rapprochements à faire s'arrêtent ici : Loyal est un homme de principe, et il a horreur qu'on ne respecte pas ses promesses. La mauvaise foi ne viendra pas te sauver ici. Dans un monde post-tempête, les contrats sont oraux, acceptés par instinct. Tu savais ce qu'il attendait de toi.
Loyal, toujours penché en avant, stoppe le métronome qu'était devenue la pomme. Hé bien, nous verrons donc. Tu réussis toujours à faire fourmiller mon esprit, alors cette fois ne devrait pas être différente. Cependant, Caph, comme tu le dis, il s'agit ici de trois fois rien. Les yeux jaunes passent du fruit à l'homme. Ce genre d'échanges ne me paraitrait guère plus équitables si cette situation venait à en être malheureusement récurrente. Deux secondes de vide. De rien. De silence. Ses yeux redescendent sur la pomme. Mais je ne doute pas qu'il ne s'agit que d'un passage à vide temporaire. Comment pourrait-on imaginer que tu sois à court de rumeurs ! Et il sourit, comme si c'était la plus délicate, insensée, drôle des plaisanteries. Ses larges épaules se redressent, et le voilà qui tend le fruit enveloppé de sucre. Après tout, tu l'avais théoriquement gagnée, cette pomme.