sous un ciel de mauvais signe × (trickster)

Fouler le sol de la décharge et ses débris est désormais, pour Angantýr, ce qui se rapproche le plus de rentrer à la maison. Une bien grande qualité s'il en est à accorder à un endroit qui, bien que peu méritant, demeure un point fixe dans la grisaille ravagée de la ville, un lieu où les habitudes se (re)créent et les attaches se (re)forment, sans toutefois comporter l’affect qu’on ressent en regagnant son foyer – si tant est qu’on puisse nommer foyer ce voisinage de voitures dressées au cœur d’un morne paysage, égratignées mais toujours debout, comme un rappel amer en cet après-catastrophe que les humains sont bien plus faciles à chasser de la surface de la terre que leurs créations mortifères.

D’un pas précautionneux mais suffisamment précis pour témoigner de la force de l’habitude, Angantýr se fraye un passage parmi les carcasses métalliques jusqu’au véhicule le plus criard, le plus voyant d’entre tous – à l’instar de son propriétaire, tout en exubérance et en sourires à contresens. Cette sympathie qui ne sonne pas tout à fait juste a le don de lui glacer l’échine lorsqu’elle se drape de menace pour le sommer de se prémunir contre la moindre déception en l'envoyant en mission.

C’est selon le rythme qui vous appartient qu’il toque contre le métal bariolé de ses phalanges abîmées.

— Trickster. Hésitation qui n’a plus lieu d’être. J’ai ce que tu as demandé.

Et de se raidir, la gorge sèche, tant sous l’appréhension de te voir que sous celle, usuelle, soudaine mais pourtant irrationnelle, d’avoir failli à un aspect de sa tâche, de ne pas t’apporter assez. Mais ça, il est trop tard pour s’en inquiéter.

Il réprime un sursaut devant la brusque ouverture de la portière comme on se raidit inconsciemment en se préparant à prendre un coup, la respiration coincée au fond des côtes pendant une seconde de trop. L’habitude devrait pourtant avoir eu raison de ce genre de réflexes, mais elle n’y parviendra sans doute jamais tant ces choses-là sont ancrées bien plus profond que la chair, et tant il lui est impossible d’avoir les nerfs autrement qu’à vif en présence de Trickster.

Cette exubérance capable de changer de sens sans prévenir et ces sourires si familiers des moues lui ont appris à s’attendre à tout – même s’il semble ne rien se passer – à demeurer dans la rigidité de l’anticipation, à toujours hocher du chef et abonder dans le sens qu’on lui désigne, pour ne surtout pas contrarier. C’est avec cette résignation toute empirique qu’il s’emploie à ne pas laisser la question en suspens, ne pas paraître absent. Ne pas contrarier. Jamais.

— ... Toujours.

Au hasard d’un frôlement de peaux, le regard du maître, indéchiffrable, se visse dans celui du vassal. Un poids lui plombe l’estomac, sombre rappel du meilleur comme du pire que présagent ce genre d’images, avant de se dissoudre en se voyant confronté à ce qu’il y a, au final, de moins terrible – même si ça signifie se laisser infantiliser dans le plus grand des silences, en serrant les dents. Aucun autre choix que d’accepter le jeu pour n’éveiller aucune colère et que de mettre son ego de côté pour flatter le tien, toujours, au point d’oublier qu’il en a un.

— Poissons, ce sera très bien, qu'il consent du bout des lèvres, pour ignorer qu'elles brûlent sous cette comédie. Merci.

Il s’abandonne pour se laisser manipuler comme la poupée qu’il est, la gorge en lambeaux à force de retenir les cris qui veulent s’en échapper en sentant des doigts effleurer une peau abhorrée que personne ne devrait pouvoir toucher.

— On- on est d'accord.

Ne pas contrarier, se répète le chien dévoué en ressassant ce qu'il vient d'entendre pour oublier que ses tripes hurlent leur envie de se morceler.

— De quoi tu as besoin ?

De suffisamment grand pour mériter sa subsistance, s’il te plaît ; il fera tout pour ça et tu le sais.

Les pansements lui sont presque plus douloureux que les plaies qu’ils couvrent, tant ils portent ta marque, pareils à un sinistre signe d’appartenance qu’il serait pure folie de chercher à ôter. Non, il lui faudra les conserver à travers la révulsion jusqu’à ce qu’ils tombent d’eux-mêmes, afin d’encore et toujours veiller à ne pas contrarier les mains qui les ont posés.

C’est avec une pointe d’appréhension qu’il lève sur toi des yeux intrigués, le fond de l’esprit bourgeonnant déjà de questionnements. Il garde néanmoins les lèvres scellées en pressentant que tout cela ne fait que commencer – à raison. Une brusque raideur le saisit lorsque la lame se pose sur son épaule, trop proche de sa jugulaire pour ne pas être menaçante. Mais Angantýr est bien dressé, et il acquiesce timidement en dépit de son malaise, désireux de témoigner son attention. Le danger n’a pas réelle importance, au fond : ce n’est pas la blessure qui est le plus à craindre, mais la privation.

Si l’éclat de colère le saisit, il ne laisse rien paraître du bref soulagement de ne pas l’expérimenter directement, de toute manière bien vite absorbé par la sourde appréhension accompagnant sa conscience qu’avec toi, les choses changent vite de sens. Les informations données, toutefois, piquent son intérêt : ce nom, il l’a déjà perçu à de multiples reprises ; tantôt avec respect, tantôt avec dédain, quand ce n’était pas les deux.

Bien que sachant pertinemment n’avoir aucun choix là-dedans, il offre tout de même l’assentiment attendu en abaissant lentement la tête.

— Bien sûr.

Bien sûr qu’il t’est dévoué, qu’il obéira sans discuter, qu’il sera la poigne ou les yeux si cela lui est dicté. Il s’exécutera, mais toute cette violente rancœur ne fait qu’attiser la curiosité qu’il nourrit pour la figure sans contour de ce “Rotty” qu’il n’a jamais vu, dont l’appellation reniée borde encore toutes les lèvres – et cela l’enhardit à se permettre une question hésitante, peut-être risquée.

— Tu l’as connu ?

La mascarade aurait presque quelque chose de doux, si ce n’était pour l’ombre sinistre qui accompagne cette grâce certes accordée, mais dont le temps et l’énergie dépensés, plus précieux que les siens, se paieront probablement : la hache posée en évidence semble le promettre.

Pas moins inconfortable qu’auparavant, Angantýr se raidit même un peu plus sous la déplaisante sensation d’abuser définitivement d’une faveur, elle-même perdue aux affres d’une curiosité décidément grandissante pour le fameux traître, dont les contours commencent à se fondre à son imaginaire. C’est qu’il est incontrôlé, incontrôlable, et pas encore bien conscient, ce besoin presque maladif d’apposer des traits, du vécu, du vrai sur des actes qui ne lui seront jamais accessibles, et encore moins possibles. Jamais il n’en sera capable, mais pourtant il lui faut conserver quelques miettes d’espoir, afin de maintenir en vie l’image au fond de son esprit, insignifiante dans ses airs de porte de sortie – afin de délaisser l’impression de s’être condamné à une mort lente en se faisant le pantin d’autrui, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien pour le fournir et que c’en soit fini de lui.

Néanmoins, sous ta verve son idéal tremble un peu : le portrait n’a rien de flatteur ou de grandiose, s’éloignant de ce à quoi il s’attendait. Un pli soucieux se dessine sur son front alors que devant le modèle mis à mal, les questions affluent. Ça le crève presque de vouloir creuser ce qui lui a été donné, de vouloir savoir ce qu’il a de si spécial alors, ce Nuke qui s’en est allé sans un regard en arrière, et ce qu’il peut bien apporter à sa nouvelle tribu si c’est le chaos qu’il a (ou avait ?) dans le sang.

Mais il y a des bontés dont il serait dangereux d’abuser, et celle-ci menace d’ailleurs de se retourner contre lui. Les muscles se tendent sous le malaise, comme craignant que les dessous de son intérêt pour cette figure inlassablement contée aient été percés à jour. Il déglutit en ressassant le dernier mot (traître), de retour à la pleine conscience de son emprisonnement sans barreaux, et de ce qui l’attend s’il lui prend la folie de chercher à y faire quelque chose.

—  T’as pas à t’inquiéter, qu’il bredouille en hochant la tête presque trop hâtivement. Le reste est passé sous silence, mais il sait que tu les entendras, les promesses de rester là, dans son rôle de chien tenu en laisse, jusqu’à la fin.

Un instant s’écoule avant qu’il n’ose hasarder :

— Juste surveiller ?

Il est préférable de s'assurer des limites de ce qui lui est permis : car qui, après tout, peut prévoir comment tourneront les choses ?

L’assentiment est amer, de ceux qui devraient satisfaire mais ne laissent pourtant rien d’autre que l’envie de se recroqueviller, de ployer sous le poids d’un honteux désespoir. Chaque mot, chaque geste pourra être toujours mesuré, calculé, formé tel qu’attendu afin de susciter l’approbation, tout cela s’écrit néanmoins bien à rebours, avant qu’il y ait quelque chose comme une erreur, une lassitude peut-être, pour mettre un point final à cette mascarade d’accord sans équilibre.

L’ordre est accueilli avec un hochement de tête qui se veut respectueux, vite immobilisé par la terrible empreinte d’un contact sur la peau abhorrée. Ces mains qui pointent, qui ordonnent, qui accordent la subsistance s’il leur plaît, dont un revers suffirait à tout révoquer, ces mêmes mains emprisonnent dans leur étreinte tout le dévouement qui leur est dû.

Le souffle se coince dans la gorge, comme lorsqu’on fait face à une souffrance, se faisant résilience face à l’intrusion, donnant davantage de valeur au jeu pour son initiateur. Par réflexe, les yeux se ferment : moins que l’anticipation d’un danger, c’est que ça le rendrait malade de te voir d’aussi près se délecter de ce dégoût toujours grandissant pour lui-même et pour cette triste carcasse qu’il porte avec un peu plus de peine chaque jour qui passe.

— Bien, se force-t-il à articuler, la voix éteinte. Il garde les yeux fermés un peu plus longtemps pour se faciliter la tâche, et réfrène le rose qui menace de lui monter aux joues sous la portée des renseignements qu’il lui est permis de glaner, jusqu’à l’intime. Tu auras ce que tu veux.

Et il s’accorde un instant pour rassembler ce qui doit s’apparenter à du courage, avant de rouvrir les yeux – de faire face, un pli de malaise mal contenu plaqué sur les lèvres.

— Je vais m’y mettre immédiatement.

Ça résonne comme une supplique, indirecte mais pourtant misérable ; ça sonne comme une prière de relâcher l’inférieur qu’il est et de le laisser s'atteler à ce qui lui a été ordonné.