Acid ouvre les yeux.
Son crâne est douloureux, il tambourine comme un marteau piqueur mal réglé. Son sang bat à ses tempes et dans sa bouche, le désert a pris place, on sentirait presque une brise sèche du Sahara. Il s’étire dans l’espace exigu de la voiture qui lui sert de lit, quand il est seul. Et là, il est un peu trop seul. Jilano est parti on ne sait où, traînant ses pattes sales dans la poussière.
Acid fixe le plafond de la voiture quelques instants. Le tissu gris est à demi tendu, mangé par les mites et les bestioles, percé de trous de clopes et de joints éteints à la va vite. Il se tortille, se glisse sur le siège passager. Il ouvre la boite à gants et en tire, après avoir remué les pochons à moitié vides, une bouteille d’eau et un pitch. Sa réserve pour les lendemains difficile.
Il mâchonne la brioche sans y penser. Les yeux encore striés de veines qui fixent le parbrise sale. Les essuie-glaces sont tordus, on a essayé d’en faire des croix gammées un soir trop éclatés, les vitres sont gravées d’inscriptions tracées à la pointe d’un couteau, des mots, des insultes. Acid n’est jamais seul au milieu de ses trophées de soirée. Acid est terriblement seul au milieu de ses trophées de soirée.
Soudain, la radio crachote, l’arrache à ses pensées étranges, trop terre à terre pour être les siennes. La musique commence et Acid … Acid cesse d’être Acid. Il devient Rafael. Il redevient Rafael.
Rafael a huit ans et sa madre cuisine au son de cette musique. Elle chante et sa voix perce l’espace avec douceur. Elle raille un peu avec l’âge, est un peu fausse avec l’âge mais c’est la voix qui nous berce. Rafael profite de cet instant suspendu avant que son père ne passe la porte. Il sait qu’il rentrera bientôt et exigera qu’on coupe la musique. Rafael le sait, alors il profite de chaque seconde de la chanson.
Rafael est Acid, Rafael est un pirate en sale lendemain de cuite, un demi pitch dans la main, il regarde la radio défoncée de sa carcasse de voiture avec de grands yeux. Puis, son attention se pose sur le volant. Il est tenu par deux petites mains bronzées et usées par le travail. On remonte les mains jusqu’aux bras, malingres mais musclés sous la chemise pâle. On aperçoit le visage de la mama, tendrement tourné vers nous.
Elle chante les paroles qu’on connait par coeur à force de les avoir entendues. On se rappelle le petit appartement qui sentait la lessive et les épices quand il n’y avait qu’elle. La mauvaise bière et le tabac froid quand il était là. Rafael et sa voix rauque mal réveillée, encore écorchée de ses hurlements de babouin de la veille murmure avec elle, timidement, tout doucement. La madre se tourne vers lui et d’un geste tendre, elle lui chope le nez et le secoue, comme elle faisait souvent.
Et la musique passe en fond alors qu’on la murmure toujours.
Elle replace quelques mèches encres sur le front de son fils. Elle a les yeux de celle qui va le sermonner encore une fois. Le regard d’avant qu’elle en ait marre des frasques incessantes de Rafael, avant qu’elle ne réalise qu’il étouffait ici, avant qu’elle n’abandonne les mots tendres pour les cris. Parfois, rarement, elle avait encore ces yeux doux, discrètement, quand Rafael riait, défoncé dans la cuisine, au téléphone avec son énième plan cul ou encore Alistair. Elle était douce parce qu’elle le savait plus heureux ainsi, loin d’eux.
Rafael, Acid, il revit. Ses yeux papillonnent et picotent étrangement. La madre, on l’aime et la dernière fois qu’on l’a vue, c’était un corps sans vie sous les coups d’un ivrogne violent. Alors, qu’elle soit là, qu’elle murmure avec lui et pose ses yeux doux sur lui. Il tend une main vers elle, pour attraper une mèche de cheveux lui aussi, pour la sentir elle aussi.
Et la musique passe en fond alors qu’on la murmure toujours.
Rafael, Acid, il a le coeur qui s’éveille. Derrière les couches de stupéfiants, il y a un gosse qui n’a jamais réussi à dire à sa mère qu’il l’aimait et qui l’a abandonnée aux mains d’un monstre. Il y a un ado qui a grandi seul parce qu’il était incapable de s’ouvrir, incapable de réaliser qu’il avait besoin de ce regard doux sur lui. Et là, il le voit. Un sourire étire maladroitement ses lèvres, ce sourire n’existe pas, Rafael, Acid, ne sourit pas comme ça.
- Te quiero.
Et la musique qui passait en fond et qu’on murmurait s’éteint.
Et Rafael reste seul, la main tendue vers un fantôme disparu. Il cligne des yeux plusieurs fois. La solitude lui revient comme une claque dans la gueule. Il réalise qu’il a le coeur ouvert sur des failles oubliées et ignorées, refusées même. Il ramène sa main contre lui, lâche le pitch qui tombe dans la poussière de la voiture. Il fouille, dérange, cherche dans les pochons. Un domino rose ou un superman bleu, peu importe. Le taz dans sa main est brûlant. Il remplit sa gorge d’eau, le pose au milieu et gobe.
Seul dans sa voiture vide, un matin, après la dangereuse sensation d’avoir vécu un rêve à la fois horrible et merveilleux.
On attend la montée avec la frénésie d’un rat qui tente d’échapper à la mort. Acid, perdu Rafael, terminé Rafael, tente d’échapper à ses faiblesses.
