mauvais rôle × (ecstasy)

C’est étrange ce que le désespoir nous fait trouver comme petites lueurs dans des choses sans grande signification. Il est même presque ironique de parvenir à y trouver un exutoire dans ce parcours de cauchemar, comme une grâce venue d’ailleurs pour accorder juste ce qu’il faut pour prévenir l’abandon – et s’assurer, peut-être, que le divertissement continue.

La sienne, Angantýr l’a trouvée sans bien s’y attendre dans un esprit trop ingénu pour soupçonner l’affreuse satisfaction avec laquelle on se joue de lui. Il y a, dans cette candeur qu’il faudrait pourtant préserver, le moyen de se mentir sur sa valeur. Toutes les humiliations, toute cette estime en chute libre et cette conscience d’être utilisé comme un simple objet, tout cela peut être exorcisé aux ficelles d’une manipulation qui n’appartient qu’à lui, faite de faux sourires et de cordialité mensongère qui lui permettent non seulement de jouer son propre petit jeu, mais aussi d’oublier qu’à défaut d’avoir touché le fond, il n’en est sans doute pas très loin.

Ça lui procure un sentiment de puissance presque risible de jouer cette comédie à l’insu de tous, et surtout de ses bourreaux dont il n’est pas si dissemblable, à distordre la vérité pour mener les choses dans la direction souhaitée. Il pourrait presque compter parmi eux s’il n’avait pas perdu depuis bien longtemps au jeté de dés du sort.

Il se dirige désormais vers l’endroit où tu officies en se faisant moins vaillant qu’il ne l’est – ce qui en vérité n’est pas bien compliqué – afin de simuler les prémisses du manque, ceux qu’on sent arriver de loin en étant encore en pleine possessions de ses moyens. L’allure se fait plus éreintée, la démarche plus hasardeuse ; le regard devient moins affûté pour accompagner une voix faiblarde mais d’une chaleur parfaitement feinte.

— Ecstasyyy.

Ton nom traîne sur sa langue, articulé avec ce petit quelque chose de cotonneux qu’on reconnaît aux consciences ni très claires, ni très sobres.

— J’espère que tu as quelque chose pour moi aujourd’hui ?

L’esprit, bien plus éveillé qu’il ne le montre, est tout à fait préparé à ajuster son acte en fonction des réactions suscitées, à se montrer souffreteux, pathétique, voire même plus attaché qu’il ne l’est en réalité – l’a-t-il seulement été ?

Il n’y a rien de sain dans la satisfaction qui l’envahit chaque fois qu’il goûte sans s’en lasser à la facilité de l’acte, à la simplicité de la tromperie. Tout cela est pour lui, rien que lui, et personne ne le lui ravira. Ecstasy n’est que l’outil par lequel il frôle la satiété en se croyant riche de sa manigance à l’œuvre, du mensonge qu’il a dans la peau, même de l’inquiétude qu’il suscite, voire de l’intérêt – deux choses qui se sont envolées il y a bien trop longtemps pour qu’il soit capable d’en redessiner les contours.

C’est grisant de sentir qu’on tient autrui dans la paume de sa main, et qu’il suffit de plier les doigts dans une direction ou une autre pour obtenir ce que l’on souhaite. Lorsque c’est lui qu’on utilise, ce sont la crainte et la menace qui le tiennent en place, mais en se prêtant au jeu de ses bourreaux, les sourires sont des mensonges bien plus doux.

L’affolement contenu mais pourtant palpable qui te tord les traits le ravit. Il en joue, secouant la tête avec un faible bruit de gorge négatif en guise de réponse : ça ne va pas, non. Tous les artifices seront bon pour rendre l’acte réel, car il n’est pas bien ardu, après tout, de feindre ce que l’on connaît. Les tremblements et le teint cireux, le voile de transpiration sur les tempes et la tachycardie au bord des lèvres – tu en es familier de tout ça, Ecstasy, n’est-ce pas ?

— J’ai plus rien … T’as bien quelque chose, quelque part ?

Ce serait presque un défi morbide passé avec lui-même, de voir comment il parviendra à te faire plier en dépit des circonstances défavorables dans lesquelles vous êtes, bien au jour et bien en vue – et non pas “si il parviendra”, car il est certain de son succès.

Alors il pousse jusqu’au bout son mauvais rôle de camé misérable, démuni, réduit à la supplique, y parsème des fragments d’attention sans fondement qui ne servent qu’à flatter l’ombre d’un ego qui n’existe presque plus, comme pour se rappeler qu’il reste encore un peu de celui qu’il était avant tout ça, et que cette autre personne était capable de plaire.

— Hein ? S’il te plaît ? qu’il reprend avec ces airs de chien battu qui lui vont si bien, en te tirant timidement la manche. Tu peux pas me laisser comme ça …

Un vague sursaut surgit lorsque les mains s’effleurent, aussi vite réprimé qu’apparu ; et c’est l’estomac qui se tord sous l’ineffable dégoût de cette peau meurtrie, de ce sang sec sous des ongles coupables. Un soubresaut s’en arrache aux affres de ce contact inattendu, réminiscent d’une époque révolue où les ravages n’avaient pas encore commencé, et où plaire pouvait encore être espéré.

Mais c’est le prix du jeu, alors on demeure en apnée rien qu’un court instant, le temps de chasser la raideur qui menace de s'installer, puis on hoche la tête, on reprend l’acte comme si rien ne s’était passé, on s’emploie à te tirer un peu plus en direction de ce vers quoi tu penches déjà bien naturellement.

— S’il te plaît. J’ai vraiment besoin de quelque chose ...

La verve irréfléchie manque de rétablir la vérité – “je fais toujours attention” – mais ça ne se conforme pas à l’acte, et ça demanderait d’y asseoir un sourire qu’il ne saurait emplir de suffisamment de fausse sincérité pour le faire fonctionner, tant l’esprit n’est plus que partiellement présent. Avec cette peau sur la sienne, il vagabonde parmi une pléiade de souvenirs dont la provenance, comme la nature, sont innommables ; ils prennent de la place sur la conscience, faisant fi de toute volonté, et n’en laissent plus assez pour mener le mensonge avec la dextérité habituelle. Il est préférable d’opter pour plus simple, plus doux – peut-être plus facile à faire avaler – il est préférable en effet de jouer pour le moment sur un écho solennel et une tendresse toute factice.

— Je te promets que je ferai attention.

Et il se laisse faire, il s’abandonne temporairement dans le rôle de celui qu’on mène, tant qu’il s’agit de glisser dans la direction qu’il a indiquée ; il se laisse guider avec, une fois de plus, ces doigts frêles sur sa peau – cette appétence si tactile, c’est un trait d’Ecstasy auquel il ne s'habituera probablement jamais.

Angantýr a le pouls au bord des lèvres, et les recoins de l’esprit quelque peu égarés, qui vont jusqu’à s’aventurer au sein de l’obscurité, salvatrice, accueillante, familière, mais inattendue. Et soudain le monde resurgit, comme tombé à la renverse. Le souffle se coince dans sa gorge, le cœur se met à cogner contre les côtes en craignant qu’une perte de conscience ne l’aie jeté au sol. Il cligne des yeux, gêné par la lumière qui fond sur lui avec aisance maintenant qu’il la brave à l’horizontale, surpris de ne percevoir ni flou sur l’esprit, ni douleur à l’arrière du crâne.

— … Ecstasy ? articule-t-il, la voix rauque. Une main entreprend de se tendre en rempart contre le soleil, mais ne semble jamais arriver dans son champ de vision. Qu’est-ce …

Les mots veulent s’extraire au passé, mais il réalise, peut-être un peu tardivement, que sa posture et son champ de vision n’ont rien d’habituel ; surtout, il perçoit la mine catastrophée qui se peint sur tes traits : alors les mots s’extraient au présent, urgents, affolés eux aussi, en proie à l’incompréhension.

— Qu’est-ce qu’il se passe … ?