fuir l'ennui juste un instant ☵ Mojito

Les semelles qui claquent contre le sol.
Les poings serrés. Les chuchotements énervés entre les lèvres.
Un caillou sur le chemin qu’on envoie valdinguer, on recommence avec tous ceux qu’on croise, quitte à esquinter les chaussures. Elles sont déjà mortes, de toute manière, elles l’étaient déjà avant la tempête. On relève les manches du pull, puisqu’on s’entête toujours à porter des vêtements chauds malgré les températures douces.
Trop douces. Pour un mois de décembre. Ou de janvier. Faudrait qu'elle vérifie dans son journal intime.
Dans tous les cas, la neige devrait déjà être là.
Ce n’est pas normal. Mais ce n’est pas le sujet.
Ce n’est pas le sujet.
Ce n’est pas le sujet—
Il ne faut pas y penser.

Elle a sa destination bien en tête, Janvi. Elle connaît déjà le chemin par cœur, peut-être même qu’elle le connaît encore plus que le chemin vers ce qui est maintenant sa maison. Elle y est déjà allée tant de fois, lors de ses soirées interminables ou bien dès les premières heures du matin.
Janvi adore l’Happy Hour. Elle adore encore plus Mojito. Elle l’adorerait encore plus si elle daignait finir ce qu’elle a commencé au lieu de tout lui laisser dans les mains. Ça ne va pas se passer comme ça, Mojito, tu vas voir. Tu ne la connais pas, Janvi. Tu vas voir.
Tu vas voir.
Tu vas voir si tu vas réussir à t’en sortir comme ça.
On ne laisse pas tout en plan comme ça. Tu vas voir.
Tu.
Vas voir—

Janvi a déjà les mains pleines de peinture, son jean aussi, quelques tâches colorées sous les semelles de ses baskets. Elle avait déjà commencé le boulot, parce qu’elle est trop impatiente, elle avait naïvement pensé que Mojito allait la rejoindre d’ici peu de temps.
Elle ne sait pas combien de temps est passé, les piles de sa montre ont lâché il y a longtemps déjà. Mais le soleil rasait l’horizon lorsqu’elle s’est adonnée à la tâche et maintenant, il est déjà bien haut dans le ciel. Ses rayons qui brûlent la peau, font plisser les yeux.
Tu vas voir, Mojito.
Tu vas voir.

Déterminée, elle accélère le pas lorsque la silhouette de l’Happy Hour se dresse devant elle. Elle entre sans même ralentir, tant pis si les portes claques, tant pis si elle bouscule les personnes qui sont déjà là. Elle trouve rapidement la silhouette de son amie dans le bâtiment et c’est sans attendre qu’elle agrippe ses épaules. Qu’elle doit se retenir de la secouer.

Un grand sourire. Peut-être un peu sarcastique. « Bonjour madame Wallace ! Belle journée, n’est-ce pas ? » son rire sonne un peu faux. « T’aurais pas oublié un truc, par hasard ? »

Vraiment, vraiment par hasard.
Vraiment.
Par.
Pur.
Hasard—
On ne sait jamais, Mojito. Tu vas voir.

« Je sais pas moi, t’sais, c’te fille là… ah, oui ! Moi ! Tu m’aurais pas oublié moi, par hasard ? » (Janvi sautille un peu sur place, énervée.) « Ça fait des heures que j’t’attends ! Hier déjà tu t’étais pas pointée ! »

Elle fronce des sourcils, finalement.

« T’as quoi à dire pour ta défense ? »

S’il te plaît, Mojito.
(La vérité, c’est que ça lui fait incroyablement peur que l’une des seules amies qu’elle a réussi à se faire après la tempête lui glisse comme ça entre ses doigts.)

Les doigts qui serrent autour de ses épaules.
Se fait violence pour ne pas juste la secouer dans tous les sens. Non, il ne faut pas.
Il ne faut pas récupérer les vieux réflexes. Récupérer la violence. On l’a jetée, emportée par la tempête comme tout le reste. Non, il ne faut pas. Il faut rester calme, Janvi, ce n’est pas grave.

Respirer un coup.
Il ne faut plus s’énerver comme ça. Pour des broutilles comme ça.
Mais tu sais, Mojito, ça lui tient à cœur. Vraiment. Alors ça la fait vriller de penser, même juste une seconde, que cette amitié n’est peut-être pas aussi réciproque qu’elle le pensait. S’il te plaît, prouve-lui le contraire.

Janvi ne sait pas ce qu’elle ressent réellement quand elle comprend que Mojito l’a réellement oublié. À un tel point qu’elle doit se concentrer pour se souvenir. Quand elle voit que Mojito change rapidement de sujet, comme pour éviter de devoir faire face à ses responsabilités.
Elle ne sait pas ce qu’elle ressent réellement. Un sentiment de trahison, peut-être ? Une déception ? Elle ne sait pas, Janvi, il y a tout qui s’emmêle et elle n’a pas le temps de tout trier pour y voir plus clair.

Elle se sent juste.
Blessée.
Blessée.
Blessée.
Parce qu’elle avait l’impression d’avoir une amie.
Mais celle-ci n’a pas l’air de prêter grande attention à elle.
Comme juste un visage de plus parmi tous les autres.

Elle tape du pied, Janvi, énervée. « Mais j’m’en fous de ton piano ! » Elle a été remplacé par un piano, super. Elle est sûre qu’il ne fonctionne même plus.

Et, autant si elle n’était pas aussi en colère, elle aurait posé des milliers de questions à Mojito pour savoir comment elle l’avait emmené jusqu’ici, autant là, c’est plutôt sa haine qui se dirige vers ce piano. Elle ne veut déjà plus le voir.
Alors, elle lâche ses épaules pour agripper le poignet de Mijoto.

« Tu vas venir avec moi, » (si peu l’habitude que ce soit elle qui donne les ordres qu’elle n’arrive pas à avoir l’air convaincante). « Et on va aller peindre ensemble. Comme tu me l’avais promis. J’te laisse pas le choix, tu viens avec moi. »

Elle commence à tirer sur le poignet, s’éloigner du piano, se rapprocher de la porte, partir d’ici. Aller peindre dehors. Ne pas rester seule.

Elle lui lance un regard. « Et j’te laisserai pas partir tant qu’on aura pas fini ! » elle soupire, resserre sa prise autour de son poignet. « Parce que sinon, j’sais que tu vas plus jamais revenir. »

Elle sait. Elle sait mais elle espère que ce n’est pas la vérité.
Parce que si c’est réellement le cas, alors que lui reste-t-il ? Pourquoi ça ne l’intéresse plus ?
Qu’est-ce qu’elle a fait, Janvi, pour que Mojito la laisse tomber comme ça ?

(Tu sais, au fond, elle comprend.
Elle n’est pas très amusante, Janvi, ni même très sympa, encore moins quelqu’un qu’on pourrait aimer. Alors, elle comprend.
Mais elle se raccroche à ça. Elle se raccroche à toi. Espérant que ses peurs ne soient pas vraies.)