Hey Mr. Curiosity — (bambi)

C'était un beau matin d'avril, songeait Circé en quittant le territoire des Chevaliers, un air guilleret suspendu à son visage. C'était calme à cette heure-ci, il faut dire qu'il n'était que huit heures du matin. Mais l'adolescente s'était couchée pleine d'impatience à l'idée du programme qu'elle avait prévu pour la matinée suivante. Les enfants étaient entre de bonnes mains, et Circé avait quartier libre jusqu'au déjeuner pour remplir sa petite course. Elle traversa le quartier en ruines d'un pas sautillant, pour arriver vers ce qu'il reste du centre ville. Mais les débris, les immeubles abandonnés, les fissures qui lézardent les murs, rien de tout cela ne l'émeut plus vraiment. Elle s'y est faite vite, Circé. Un peu trop vite, un peu trop fort, peut-être. Pourtant elle comprend les regrets — elle les comprend, plus qu'elle ne les ressent. Tant que la vie continue, elle y voit tant d'opportunités à saisir. Tant d'opportunités qu'elle n'avait jamais vues avant. Optimisme forcé comme nouveau mécanisme de défense.

Sa conscience lui pesait un peu quand elle s'avouait que ces rues calmes et plus vides lui semblaient plus accueillantes qu'à l'époque où elles grouillaient de monde. Où elle s'y sentait perdue, dé-placée, dans cette ville comme dans sa propre peau. Elle ne sortait pas beaucoup avant la tempête, Circé. Aujourd'hui, chaque bouffée d'air avait comme un goût de conquête. Elle aimait tracer ce chemin devenu familier dans les rues, jusqu'à la vitrine de la petite boutique, entretenue comme faire se pouvait dans cet après-monde poussiéreux. C'était l'une de ces découvertes étonnantes qu'elle n'avait faites qu'après la catastrophe. Un nouveau portail d'évasion vers lequel elle ne s'était tournée qu'une fois privée des distractions connectées auxquelles elle avait accès depuis le confort relatif de sa chambre.

Sans internet, comment accédait-on au divertissement qu'elle avait toujours pris pour acquis, presque dû ? Elle avait conscience de sa tendance à l'évasion, mais jamais elle n'avait réalisé à quel point ça pourrait lui manquer. La réalité confuse dans laquelle elle s'était retrouvée jetée avait fait affaire de nouveauté pendant quelques temps, mais tout cela restait un peu trop réel pour la satisfaire. Elle avait dû se trouver un nouveau portail vers ces aventures éphémères, dans lesquelles on pouvait se plonger sans crainte de se perdre, desquelles on pouvait sortir à tout moment. La fiction avait le charme du réel, mais c'était ce sentiment de sécurité, ces petits accents de faux qui revenaient dès que le pacte de lecture se rappelait à elle, qui en faisaient finalement toute la beauté. Elle avait fini par le trouver dans la douceur des pages reliées et de l'encre séchée. Retour aux sources, qu'elle avait si longtemps ignorées. Cette porte branlante qu'elle poussait le sourire aux lèvres, c'était son nouveau terrier vers le pays des merveilles.

Mais la porte ne bougea pas. Poignée bloquée, échappe fermée. Circé n'avait même pas envisagé cette possibilité. La librairie n'est pas encore ouverte ? Ses envies d'aventures ne voulaient pas attendre. Elle avait une bonne affaire dans les bras, après tout, espérait-elle. Elle arrivait comme avec une surprise qu'on n'a pas la patience de garder plus longtemps. Elle voulait voir le sourcil curieux se hausser, l'intérêt piqué. Il devait bien être à l'intérieur. Elle frappa quelques coups sur la porte, toc toc toc.

« Monsieur Bambi ! C'est Circé ! »

Puis d'autres, qui continuent. Toc toc toc. Toc toc toc.

« Monsieur Bambi, j'ai besoin de vos lumières ! »

De l'autre main, elle serrait fièrement contre elle trois bouquins usés, comme un trésor. Petite enfant qui se sent fière de son entreprise, qui veut partager, qui ne peut pas attendre qu'on la remarque. Alors on divulgue la surprise, un peu trop hâtivement, le visage rayonnant.

« J'ai des livres pour vous ! »

Le cri depuis l'intérieur de la boutique vient difficilement calmer son impatience. Elle trépigne, satisfaite d'avoir obtenu une réponse de la porte close, et guette les bruits qui lui proviennent, jusqu'au son des pas qui se rpprochent. Et, finalement, le battant qui s'ébranle pour lui dévoiler la délicate stature du libraire. Première victoire.

Toute à son enthousiasme, Circé ne devine évidemment rien de sa fatigue ni de son humeur maussade.

« Bonjour monsieur Bambi ! Vous allez bien ? Je suis contente que vous ne soyez pas sorti. Enfin, j'aurais pu repasser plus tard, je me suis libéré la matinée pour venir vous voir, au cas où je vous manquerais, mais j'espérais bien que vous seriez là, j'aurais quand même été bien embêtée sinon. »

En l'absence de respiration entre les phrases, qui s'enchaînent plus vite que des épisodes sur Netflix, la question initiale prend de facto une dimension purement rhétorique, présumant une réponse qui ne saurait être autre chose que positive. Après tout, qu'est-ce qui pourrait bien venir gâcher cette radieuse matinée, hein, Bambi ?

Elle aspire une brève bouffée d'air, et poursuit, quittant la phase des salutations pour en venir à la raison de sa visite.

« Je voulais vous voir parce qu'hier après-midi, je cherchais Pissenlit, qui avait encore réussi à nous fausser compagnie — vraiment, quelle petite aventurière, celle-là, dès qu'il y a une bêtise à faire elle est sur le coup, et vous savez maintenant elle arrive même à embrigader une partie des enfants avec elle. Franchement, ça devient compliqué à gérer parfois, on a déjà frôlé la mini-révolution une fois — ah, qu'est-ce que c'était drôle en vrai, même qu'on a fini en bataille de coussins dans le réfectoire, ça a fini par mettre tout le monde d'accord et on a bien rigolé. Après ça, tout le monde est parti à la sieste sans protester, et puis il faut dire que ça les avait bien fatigués. »

Elle marque une courte pause, après s'être elle-même perdue dans ses divagations, remontant le fil de ses pensées à la recherche de son idée d'origine.

« Ah oui ! Enfin bref, je cherchais Pissenlit, donc, et puis j'ai croisé T-Rex qui pour une fois n'était pas partie avec elle, du coup elle a bien voulu m'aider à la retrouver parce qu'elle voulait aussi aller s'amuser avec elle. On a fini par fouiller des petites salles où on va quasiment jamais, parce que vous savez Pissenlit est douée pour se cacher dans un coin où on viendra pas la chercher, le genre de pièce où on entrepose des trucs qu'on sait pas trop où mettre mais qui pourraient servir un jour peut-être et qu'on préfère garder au cas où, parce qu'on sait jamais. C'était plein de trucs bizarres, vraiment, comme un faux squelette auquel il manquait quelques os. Ça devait être celui de l'école avant pour les cours de biologie, faudra que je demande à Percy si elle sait nommer tous les os d'ailleurs je suis curieuse. Enfin, au final, j'y ai pas trouvé Pissenlit, et en fait elle était déjà avec Mum donc avec T-Rex on cherchait un peu pour rien, mais on a bien fait parce qu'on a trouvé par hasard une caisse de vieux livres qui traînait dans un coin ! »

Elle annonça finalement la chose comme on annonce un véritable exploit, brandissant fièrement les bouquins qu'elle tenait dans ses bras pour que Bambi les remarque bien.

« C'était plein de livres un peu vieillots, franchement ils ont pris un peu cher quand même, et puis la tempête et tout ça a pas dû arranger leur cas. On les a mis là parce qu'ils intéressaient pas trop personne, ils sont trop compliqués pour les enfants, ou pas assez divertissants. Des livres de géographie, des traités scientifiques... Et puis il y en a beaucoup qui sont plus vraiment lisibles en fait, tout simplement, je sais pas pourquoi on les garde du coup, mais je sais pas ce qu'on pourrait en faire d'autre non plus. Peut-être du feu. Mais en fouillant j'ai trouvé ces trois-là ça a l'air d'être des trucs qui se lisent un peu mieux. Et j'ai réussi à négocier avec les Chevaliers pour pouvoir les prendre et vous les rapporter, ils ont dit que peu de monde les lirait au château et que peut-être que je pourrais les échanger contre des livres pour les enfants à la place ? »

En disant ces derniers mots, le débit de paroles auquel elle s'adonne depuis le début de la conversation et qui ne cessait de s'accélérer fléchit enfin, et sa voix énergique se fait petite, presque timide, en énonçant enfin le véritable objectif, intéressé, derrière sa petite opération. Elle ponctue la demande d'un large sourire en braquant sur le pauvre Bambi de grands yeux brillants et pleins d'espoir.

Le bref silence qui s'installe alors que l'adolescente cède enfin un peu d'espace à son interlocuteur lui semble interminable. Ce n'est que maintenant, alors que son attention se concentre enfin sur lui, dans l'attente d'une réponse, qu'elle remarque sa mine rembrunie. Mais ses oeillères sont toujours là, elle ne rembobine pas, Circé, ne prend pas vraiment de recul pour tenter de deviner ce qui se passe. Elle s'étonne juste, un peu déçue, que Bambi ne semble pas lui offrir la réaction enthousiaste qu'elle attendait tant.

Il l'invite à entrer, délayant un peu plus sa réponse, avant de finalement lui demander ce qu'elle cherche. Victoire. Pas aussi triomphale qu'elle l'escomptait, mais le deal tenait.

« J'aimerais de quoi faire plaisir aux enfants. » commence-t-elle en laissant ses yeux glisser sur les rayons de livres.

Puis il semble soudainement se rappeler (prendre conscience ?) de l'aspect donnant-donnant de sa requête.

« Ah, c'est pour moi ça ? »

Le sourire de la jeune fille s'élargit. Elle trottine pour le rejoindre au comptoir, et y dépose sa précieuse marchandise, satisfaite de la petite lueur qu'elle pense voir dans les pupilles du commerçant.

« Ben oui ! Je ne sais pas s'ils sont très intéressants... mais vous leur trouverez peut-être plus d'attrait que les Chevaliers à qui j'ai demandé. »

Elle dispose soigneusement les trois ouvrages un peu défraîchis, bien à la vue du jeune homme.

Une réflexion socio-philosophique sur la pression des réseaux sociaux dans notre société moderne, sombrement intitulée « Comment disparaître ». « Ca avait l'air un peu déprimant, ça. Surtout après la tempête... » Avant, peut-être qu'elle aurait pu comprendre cette envie de disparaître. Mais aujourd'hui, elle se battrait pour continuer d'exister.

Une pièce de théâtre norvégienne avec une jeune femme au visage doux sur la couverture, mais dont Circé était bien incapable de lire le moindre mot. « Je sais même pas dans quelle langue c'est écrit, alors de là à trouver quelqu'un qui sache le lire. »

Et enfin, un dossier bien documenté sur la couleur rouge à-travers les époques et l'Histoire. « Ca m'amuse d'imaginer un historien qui se soit dit un jour qu'il allait étudier les couleurs. C'est pas mon prof d'histoire-géo qui nous aurait fait un cours comme ça. »

Elle lui laisse quelques instants de tête-à-tête avec les reliures, avant de revenir à la charge, de façon plus mesurée cette fois.

« Vous auriez encore des livres sur les dinosaures ? T-Rex a adoré celui que je lui ai rapporté il y a quelques semaines. Et sinon des livres avec des images, à lire le soir pour éviter les cauchemars. Ou avec des photos d'animaux, ça a toujours du succès ! »