Tue le temps avant qu'il ne te tue - Ft Nugget

Marcelline tourne lentement la tête vers la jeune fille et la dévisage longuement sans un mot, le regard perdu dans le vague. Elle l’a évidemment reconnu, Nugget, c’est la fille à qui demandé quand on cherche … à peu près n'importe quoi.
Elle voit souvent sa touffe de cheveux sautiller dans la rue quand elle jette un œil par la fenêtre crasseuse. En levant son regard vers elle - le seul effort qu’elle était prête à faire - elle sent les siens dégouliner dans de sa nuque et le long de son dos. Elle ne retient pas le frisson qui parcourt son corps.

Elle hausse les épaules sous son k-way rose délavé. Elle l'adore ce k-way. Il paraît que c'était celui de sa mère, c'est ce que le vieux lui a dit. Il ne lui reste pas grand chose de sa vie d'avant alors elle le chérit plus encore en souvenir du vieux, en souvenir de sa mère qu'elle n'a pas beaucoup connue. Sa mère qui lui manque, ou qui ne lui manque pas, elle ne sait pas trop. En fait, elle ne sait pas trop ce que ça veut dire, manquer. Quand elle pense à lui, elle aurait bien deux, trois conseils à lui demander, quelques piques à lui envoyer. Mais bon, la vie continue. C'est pas pour rien qu'il aimait Brel.


Les mots de Nugget atteignent péniblement ses oreilles. Une statue, c'est vrai qu'elle commence à se s'engourdir assise la. Elle commence à avoir froid à l’intérieur de son k-way. Il l’a protège des flocons mais pas du froid qui s’infiltre. Elle trifouille dans sa banane colorée à la recherche d’un morceau de tissu qui lui sert de mouchoir. Finalement, elle se lève pour tenter de refaire circuler un peu de sang dans son corps. Elle secoue ses mains dans tous les sens avant de les enfoncer dans ses manches et se dandine légèrement sur ses pieds gelés dans ses bottes en caoutchouc trop grandes pour elles. Décidément, elle n’est pas équipée pour sortir dans le froid. Sans un regard pour Nugget, elle finit par lâcher, avec un pragmatisme aussi froid que l’atmosphère.

    - Je peux pas me transformer en statue, je suis pas en pierre.

Sans plus de formalité, Marcelline avise son sac à dos et comprend qu’elle est là pour la même chose qu’elle. Tous dans le même bateau. Malgré la froideur qu’elle affiche et même si elle ne le reconnaîtra pas, elle bien contente de trouver une âme qui vive dans cet endroit si triste. Elle finit par regarder la jeune fille dans les yeux, mais fugacement, juste un coup d'œil.

    - Tu trouves ce que tu cherches ? T’as besoin d’un coup de main ?

Elle ne lui fera pas l’honneur de répondre à son sourire, il est des jours où Marcelline n’y arrive tout simplement pas.

Marcelline fixe longuement Nugget sans parler, elle fait ça souvent sans vraiment s’en rendre compte et sans non plus se rendre compte que c’est bizarre et que ça met les gens mal à l’aise.
Elle la regarde sautiller, faisant bouger ses bouclettes sur sa tête.

[Des ampoules pas cassées, elle pense, comment on peut encore espérer trouver des ampoules pas cassées ? Et pourquoi une télévision en état de marche. Et sa playstation tant qu’on y est !]

C’est beau de rêver, elle pense encore Marcelline. Parfois, elle aussi, elle arrive encore à rêver. Il lui suffit de pas grand chose souvent, un truc à réparer qui fonctionne, un son qu’elle aime écouter - le vroum vroum d’un moteur devenu si rare…- glisser sur ses patins à roulettes sous les rayons du soleil. Mais aujourd’hui, rien ne la fait rêver ou rien que sourire.

Mais croiser Nugget lui permet d’activer ses neurones gelés à cause du froid.

[Des meubles pas trop éclatés…]
Marcelline sait que certains vagabonds se sont rassemblés à l’hôtel. Elle les imagine, comme une famille, unis et soudés. Elle n’a jamais connu ça, une famille unie et soudée et elle se demande ce que ça fait. Elle se demande si elle ne devrait pas aller les voir aussi pour être un peu moins seule dans le froid.

Son cerveau est trop engourdi, elle tente de se rappeler pourquoi elle est là. Elle venait chercher quelque chose, mais quoi ? Elle n’était jamais venue dans ce coin de la ville auparavant.
              Auparavant c’est avant tout ça, avant la tempête. Elle sortait plutôt rarement de chez le vieux. Faut dire qu’elle avait pas trop d’amis. Alors elle embarquait ses patins à roulettes pour squatter un bout de skatepark, celui qu’on voudrait bien lui laisser. Ou elle passait son temps à bricoler, au labo du coin. Du garage au bahut au skatepark, la vie de Marcelline s'inscrivait dans un triangle. C’est en partant pour continuer ses études qu’elle s’est rendue compte qu’il y avait autre chose. Et maintenant en venant ici, rôder au pied des immeubles de la ville où elle a grandi, elle se rend bien compte qu’il y avait déjà autre chose, tout près.

Du matériel pour sa dynamo, voilà ce qu’elle est venu chercher. Du fil de cuivre, il lui faut. Ou une dynamo de vélo, ça serait encore mieux. Elle saura sûrement où trouver ça, Nugget.

Le temps que les mots atteignent ses lèvres, ça donnera ça :

  - Je suis occupée oui mais je peux te donner un coup de main. J’aime bien chercher des trésors. Il me faut une bobine de cuivre ou une dynamo de vélo !

Puis elle se rappelle aussi pourquoi elle  était restée plantée là : la peur de pénétrer dans ces bâtiments en château de cartes. Alors elle rajoute.
   - Mais j’ose pas entrer là. Ça risque de s’écrouler tu crois pas ?

Et son regard retourne vers l’immeuble devant elle...

Nugget est l’impulsion qui manquait à Marcelline,
l’entrain et la motivation qui lui font si douloureusement défaut aujourd’hui.
L’étincelle qui rallume sa flamme. Provisoirement, il ne faut rien exagérer.

Marcelline ne peut s’empêcher de la dévisager à la dérobée. Elle connaît Nugget depuis quelques années maintenant, du lycée surtout. Elle passait pas inaperçue à l’époque déjà. Et alors qu’on l’appelait déjà la Clé à molette - un vague rapport entre le garage de son grand-père et son physique filiforme (et sa grosse tête ?) - l’autre était toujours là, avec son gang de requins, à la recherche du plus faible. L’odeur du sang attire les charognards.

Les choses ont bien changé, et Nugget est plutôt sympa en général quand leurs trajectoires se percutent - ce qui arrive assez souvent dans le vase clos d’Arcadia Bay. Malgré tout, la rousse ne peut s’empêcher de rester sur ses gardes, au cas où le chat sauvage referait surface.

Mais pour l’heure elle a besoin de toi, pour fouiner et pour assurer ses arrières. Elle secoue son carré plus si carré avec les mèches qui commencent sérieusement à onduler avec le soutien sans faille de la neige. Elle se félicite d’avoir laisser ses loucaves au garage, une chose en moins que les flocons n’auront pas ! S’il y a bien une chose qui l’agaçait en hiver, encore plus que le froid et la neige, c’était bien la buée et les gouttes sur les lunettes. Ça et les lèvres gercées.

[Qu’on essaie et qu’on se tire vite fait au moindre bruit chelou… Et pourquoi pas après tout. Et si le pire devait arriver, est-ce que ce serait si grave que ça ? A qui est-ce qu’elle manquerait ? Pas grand monde avant, encore moins maintenant.]

Elle allait la suivre bien sûr, elle mourrait d’envie de voir l’envers du décor. L’exploration fascine. Ces restes d’appartements, de vie, figés dans le temps. Espérant toutefois éviter les restes de vies humaines, Marcelline réprime un frisson le long de sa colonne. Elle se rappelle ces films qu’elle adorait dévorer dans le noir tard le soir, un plaid sur les épaules et une tablette de chocolat à proximité. Des navets, ses préférés. La collection de dvd piratés du vieux a souvent comblé des longues soirées d'ennui à Marcelline.

    - Attends moi ! - et dans un souffle elle ajoute aussi -
    - Dénuder du fil de cuivre c’est une bonne idée oui ! - elle se galvanise d’un coup, l’adrénaline -
    - J’espère qu’on va trouver des choses chouettes !

Son cœur bas fort, elle le sent dans sa poitrine maigrichonne. Mais c'est agréable, elle aime bien. Elle a rattrapé Nugget, elle arrive la première, elle la sent juste derrière.
La rousse s’avance doucement près de l’ouverture qui déchire le flanc de l’immeuble, des morceaux de bois déchiquetés semblent vouloir imposer un droit de passage, certainement les restes de la porte d’entrée... Elle les repousse doucement avec les mains enfoncés dans ses manches pour mieux se glisser à l’intérieur.
                   L’intérieur plongé dans les ténèbres. Enfin ce qu’elle s’attendait à trouver. Des murs défoncés ici et là laissent pourtant entrer quelques filets de lumières. Ses prunelles dévorent les lieux , fouinent à la recherche du moindre danger. L'ascenseur git éventré au rez de chaussée, les portes grandes ouvertes, à moitié de travers. Elle n’espérait pas l’utiliser de toute manière… Elle se déplace doucement, mesure chaque pas, la tête légèrement rentrée dans les épaules comme si ça pouvait lui éviter de recevoir le plafond en pleine tronche. Elle regarde autour d’elle et compte les portes. Trois portes. Elle attend Nugget, elle a encore besoin de son étincelle pour continuer.

    - Bon et maintenant ? La porte à droite de l'ascenseur, sûrement la cage d’escalier, pour monter ou descendre…

Elle se perd dans ses pensées un instant, à tenter de s’imaginer comment ça pouvait être avant.
    Avant tout ça, quand chaque chose était à sa place ici,
                                   chaque bout de mur,
                                   chaque bout de porte,
                   même chaque bout de métal bizarre tout tordu qui semble crever les murs un peu partout comme des serpents agressifs qui se dressent sur leur chemin.

La rousse reprend rapidement ses esprits dès qu'elle entend la voix de Nugget. Super instable qu’elle dit. Tout ce qu’elle craignait avant de rentrer ici. Marcelline se met à bouger tout doucement, comme si elle ne voulait pas déplacer trop d’air. On ne sait jamais. Et si jamais elles descendent et que ça fait bouger un truc et que ça fait tomber le reste sur leur tête comme des mikado et qu’elles peuvent plus remonter parce que la porte est bloquée. Elle peut presque voir tout ça se dérouler en vrai sous ses yeux, Marcelline, et pourtant elle a pas beaucoup d’imagination d’habitude. Mais maintenant qu’elles sont là, est-ce qu’elle peut vraiment se défiler ? Surtout devant Nugget… Même si la honte c’est pas vraiment un sentiment qui l’étouffe habituellement. Elle a plutôt tendance à s’en ficher totalement de ce que les autres pensaient d’elle. Mais pour une fois, elle a envie d’avoir l’air forte. Elle rejoint Nugget dans la cage d’escalier. Drôlement pratique la lampe à dynamo, elle n’y avait même pas pensé. Faut dire aussi qu’elle n’en avait pas. Mais c’était décidé, elle en voulait une aussi.

Elle chuchote doucement, tentant d’expulser le moins d’air possible par la bouche.

    - Ok on descend mais fais bien attention de toucher à rien…

Et elle y va, non sans lui avoir jeté un regard pour s’assurer qu’elle était toujours là, qu’elle s’était pas barrée et plantée là toute seule comme une gourde, pour lui faire une “blague”. Une sacrée pauvre blague en tout cas. Mais non ça va, elle la distingue juste derrière elle, ses cheveux qui frisottent plus que jamais avec la neige fondue qui n’a pas encore eu le temps de sécher se découpent dans la faible lumière qui leur parvient de l’encadrement de la porte.

Et elle commence à descendre, doucement, hyper doucement. Quand l’escalier tourne complètement sur lui-même pour continuer à s’enfoncer dans les ténèbres, elle se rend compte qu’elle n’y voit plus rien. Nugget n’a pas encore bougé de là haut. Et maintenant, ce n’est plus seulement le risque que tout s’effondre qui l’a fige. La noirceur si profonde dans laquelle se perd les escaliers déglingués. Et dire qu’elle n’a même pas prévu d’arme pour se défendre. Bon c’est pas comme si elle savait se battre mais au moins un morceau de barre en métal quoi, quelque chose pour frapper… Enfin c’est trop tard maintenant. On va pas retourner en arrière hein. Alors elle a plus que jamais besoin de Nugget et de sa lampe.

    - Ehoh, elle l’appelle. Tu viens ou quoi ?

Ses doigts sont si engourdi. Ceux des mains et ceux des pieds aussi. Le froid la transperce. Elle approche ses mains de sa bouche et souffle doucement dessus pour essayer d’y expulser de l’air chaud. Elle fait bien attention de garder l’air à l’intérieur de ses mains, toujours la trouille de faire bouger un truc.

Le faisceau de la lampe se rapproche enfin en sautillant. Plus question de s’éloigner d’elle. C’est côte à côte qu’elles descendent jusqu’à une nouvelle porte en métal. Moins défoncée celle-là. Elle s’ouvre plutôt facilement sur un long souterrain bordé de garage. A la vue des portes en plus ou moins bon état, Marcelline se met à espérer que Nugget prévoit un pied de biche quand elle part en vadrouille… L’excitation des trouvailles qu’elles vont pouvoir faire remplace provisoirement la trouille de pas y voir à un mètre devant elles. Elle sent les chatouilles qui trifouillent ses tripes et son cœur qui bat fort. Elle n’avait jamais rien fait d’aussi terrifiant avant, ces sensations nouvelles la prennent au dépourvu. Les mots ne parviennent plus à s’extraire de sa bouche. Alors elle s’accroche de toutes ses forces à la manche de Nugget en s'abîmant le regard dans les ténèbres.

Elle parvient finalement à lui souffler, “Tu penses qu’on va réussir à ouvrir les garages ?”