Dans quelques jours, ce serait son anniversaire. Quelque chose coinçait ; D’habitude pour son anniversaire elle faisait une sortie au musée d’histoire naturelle, et mangeait une gaufre nimbée de chantilly et de chocolat fondu. Elle avait le droit de monter sur les épaules de Papa et veiller un peu plus tard devant la télé comme une grande, bien au chaud entre les bras aimants qui font des caresses dans le dos.

Mais ils étaient morts alors il n’y aurait pas de caresses, pas de télé, pas de musée ; pas de gaufre à manger, pas d’épaules à chevaucher. Ça coince, au dedans. Elle a pas envie que le temps continue sa course, elle a pas envie de se trouver dans le petit lit du dortoir du château le matin suivant. Elle veut sa maison, son papa, et sa maman.

Ils sont morts ; elle l’a beaucoup entendu, elle se l’est beaucoup répété. Ça résonne en pointillés entre les oreilles, derrière les orbites et ça tire dans la nuque et ça pousse dans la gorge. Mais ça ne parvient pas à trouver de sens, ça flotte dans le vide d’un esprit abîmé, ça picote puis ça s’oublie là : en pointillés.

Elle a fait comme d’autres avant elle, elle a suivi l’exemple ; discrètement et sans bruit derrière les grilles de Blackwell, elle s’enfuit, pour quelques heures. Elle est là maintenant, au milieu des ruines, petite souris silencieuse qui tâte le monde-qui-reste avec des yeux qui en ont trop vus. Elle tente et retente, oblique et rapplique ; demi-tour, tout droit ? Elle se faufile entre des carcasses d’habitations éventrées, et peut-être qu’elle se trompe sciemment de chemin, parce que sa maison est là ; pas très loin. La tête jure mais les pieds s’obstinent et la mènent ailleurs, la tirent en arrière, au hasard des éboulis et des gravats. Elle les gravit avec une obstination idiote d’enfant, le défi au coeur ; et là, juste derrière, dans une petite cour cerclée de squelettes d’immeubles, un corps. Le corps d’un géant ; est-ce qu’il est mort, comme papa et maman ?

Elle agrandit les yeux, se laisse glisser du monticule sur lequel elle a grimpé. De là où elle est, à l’abri dans l’ombre d’un pan de mur encore debout, elle observe, une seconde. Elle ne parvient pas à voir si la poitrine se soulève parce que la vue est floue, dissolue sur les contours. Et alors le géant bouge, lève les bras, et pousse un cri : et puis plus rien. Est-ce qu’il est en train de mourir ?

Aussi curieuse qu’inquiète, elle se rapproche de lui et s’accroupit à son côté, les bras ramassés contre ses cuisses. Elle tend une main vers la joue rebondie du gigantesque géant (de près, c’est encore plus impressionnant. Elle l’envie.) et presse un doigt contre celle-ci. “T’es mort ?”

RESUME DE SES GRANDS MORTS:

Elle a le temps de détailler le géant qui dort là, il est tout cabossé, les vêtements salis, les mains et le visage aussi. Des rougeurs qui bleuissent par endroits et du sang aux écorchures discrètes, mais visibles. Elle arque les sourcils en dedans, soucieuse. Ca devait faire mal. Il a l’air d’avoir mal.

Quand il prend la parole, elle penche la tête parce qu’elle est surprise du timbre de voix plus doux que celui impérieux et imposant qu’elle s’était imaginé pour un géant. Pourtant ce qu’il dit ne fait aucun sens dans la petite tête. “Hein ?” laisse-t-elle échapper soudainement dubitative. Puis ses grands yeux émeraudes s’adoucissent et s’éclaire à la fois. “Mais non, moi j’suis un chevalier ! Je m’appelle Charlie.” Elle est bien plus Charlie que T-rex aujourd’hui. Sa voix à elle est fluette, vive, et très fière du titre qu’elle se donne. Un chevalier. Elle sourit. “Ca existe pas les fantômes en plus. Les anges je sais pas.” affirme-t-elle, étrangement pragmatique là dessus. "Mais moi, je suis un chevalier parce que Arthur c'est la plus forte."

Elle n’aime pas trop le voir refermer les yeux cependant. “Eh, tu meurs pas hein !” Parce que ce n’est pas un jour pour mourir devant elle. Elle a assez à faire avec ses propres fantômes - ses propres morts. “Il t'est arrivé quoi ? T’es un géant ? Tu t’appelles comment ??” Elle mitraille sans ménagement, dans un ballet bien rôdé dont elle seule a le secret. Elle veut savoir, elle est curieuse, et il faut qu’on l’écoute. Elle échafaude déjà une histoire fantastique de géants qui vivent au dessus des nuages et elle pense que celui-là a du tomber sans faire attention, et que c’est pour ça qu’il est tout cassé, et abîmé ; elle s’attarde un instant sur la peau qui a foncé à la base du crâne, à l’orée des mèches blondes. Ca lui fait comme une bosse.

“Ca fait mal ?” bredouille-t-elle, en posant une paume douce en caresse le long de l’oedème. Elle fronce les sourcils et ses lèvres se pincent dans une moue inquiète.

RESUME DE SES GRANDS MORTS:

“D’accord, c’est cool.” Le mot est maladroit, mais c’est vrai que c’était cool qu’il ne soit pas en train de mourir. Ça la réjouit à l’intérieur, elle aime bien rencontrer de nouvelles personnes. Elle renchérit, avec l’exaltation dans ses yeux ronds : “Bah oui un géant ! T’as vu comme t’es grand et gros ??” Elle ne songe même pas que le mot pourrait blesser, elle l’emploie avec un ravissement enfantin ; c’est un compliment. L’envie au fond de la voix s’envole vers les hauteurs qu’elle admire. “Tu dois voir plein de choses toi, et tu dois être super fort aussi !” Elle n’ajoute pas qu’elle aimerait être aussi forte que lui, mais son attitude le laisse penser.

“..Barry le géant” approuve-t-elle d’un murmure. Avant de froncer les sourcils dans une indignation plus mignonne que féroce. “Hein ? Non ! t’as pas écouté, moi je suis un chevalier. Chevalier T-rex c’est comme ça mon titre de chevalier. Charlie c’est que mon nom de fille. Les anges c’est nul, ça a même pas d’épée pour se battre et pas de roi à défendre.” Elle lui fait la morale. Mais ça lui tient à cœur d’être un chevalier, de travailler à en être un tout du moins. C’est un peu le nouveau moteur de sa vie, ça évite de penser à papa qui tarde à rentrer le soir, et qui ne vient plus la border d’un baiser sur le front le soir.

Quand il gémit parce qu’elle effleure la bosse, elle retire vite sa main, inquiète d’avoir fait mal. Et elle l’écoute avec une attention redoublée. “C’est vrai que les chevaliers sont très courageux.” Elle opine du chef avec une fierté magnétique pour appuyer son propos. “Mais j’ai quand même mal quand j’ai des bobos. Même que Mum il a dû me porter une fois où je me suis fait mal au genou parce que je voulais monter dans un arbre mais je suis tombée parce que je suis petite et pas très forte. Mais après c’est passé. J’ai même pas pleuré !” Elle débite l’anecdote comme si elle contait un illustre fait d’arme ; avec la conviction d'une héroïne.

Et si jusque là elle lui sourit avec sa chaleur candide d’enfant, lorsqu'il la questionne sur sa présence ici, le minois change subitement : “Hein ?” Elle se fige et cherche ce qu’il faut répondre. “Euh.” Elle rougit et se crispe, coupable par réflexe quand les adultes la prennent sur le fait d’une règle enfreinte. “Bah, oui, un peu.” Elle baisse les yeux par terre et dessine des formes dans la poussière du bout du doigt. “C’est que je voulais aller à ma maison.” Puis elle réagit à sa propre excuse, vivement, rapidement, comme pour effacer l’infraction dont elle est coupable, comme pour qu’il ne la questionne pas davantage : “Elle est où ta maison à toi ?” Presque par égarement, la prudence élémentaire qui lui manque fait irruption dans ses paroles : “T’es pas un pirate hein ?!”

Barry le géant se tord sur le flanc pour s’installer à genoux, récupérer un peu de hauteur ; Et elle remarque les grimaces endolories, les plis sur le front, la sueur des frissons que ça arrache au corps en souffrance. Il la dépasse même dans cette position. T-rex pince les lèvres sur le côté, elle n’aime pas que les gens aient mal. Elle cherche une solution au problème.

Il interrompt les pensées par une proposition qui fait comme une décharge sur l’échine. “Euh non je veux plus y aller.” Les mots s’échappent d’eux-même sans qu’elle s’en rende compte. “Parce que... j’ai une autre mission de chevalier maintenant, plus importante, je dois t’aider Barry le géant.” bredouille-t-elle. C’était une quête digne d’un chevalier ça, s’occuper d’une personne dans le besoin, défendre le faible et l’opprimé. “Faut te mettre un pansement sur ton bobo.” Elle réfléchit. “Faut t’emmener à l’hôpital !” Elle n’avait aucune idée d’où il se trouvait. “Ou alors au château Percy elle est très forte pour les bobos. Mum aussi. Ils pourront te soigner.” Si elle devrait compter sur son sens de l’orientation à lui, elle serait là en renfort, prête à le soutenir s’il devait défaillir, prête à le motiver, prête à mettre en défaite les méchants pirates qu’ils pourraient croiser - prête à trop de choses, le coeur plus grand que les possibilités d’un si petit corps.

“Ils sont méchants les pirates.” récite-t-elle, comme la morale d’une histoire trop entendue. Héroïque, c’était un mot compliqué d’adulte mais un mot à portée de son imaginaire d’enfant, vorace d’histoires fabuleuses, de courage et d’abnégation. Elle rêvait du don de soi qui impose le respect humble, elle voulait briller du haut de ses quelques centimètres, elle voulait glaner cette place dans le coeur des gens. “Mmmmh…” Elle le regarde et elle comprend qu’il a besoin de force. Elle cherche dans les histoires de Gaheris, parce que le plus héroïque des chevaliers qu’elle connaisse, c’était bien lui. Et il y en a une qui paraît évidente, la plus évidente d’entre toutes, une qu’elle connaît bien.
“C’est Gaheris qui me la racontée - C’est le plus vaillant chevalier du château. Et c’est la meilleure histoire de chevaliers du monde !” Elle inspire, et elle commence son récit, prend des raccourcis mais reste fidèle à l’histoire : l’histoire d’un écuyer devenu roi parce que c’était son destin, l’histoire d’Arthur qui défend l’honneur et le courage dans sa quête pour le graal. Elle explique qu’il a une épée magique qui coupe tout et qui lui permet de tuer tous ses ennemis, même ceux qui lui font très peur, elle explique qu’il est courageux parce qu’il a plein d’amis à défendre et plein d’amis qui l'aident. Elle doit faire plusieurs pauses pour reprendre sa respiration qui se suspend de tant de mots qui s’échappent de sa bouche.

“C’est l'histoire la plus héroïque que je connaisse. J’aimerais bien être un peu comme Arthur. Très forte. Comme toi.” Elle fait une caresse d’encouragement sur l’épaule encore à portée de main. “Aller, je t’aide à te lever si tu veux ! Les géants c’est courageux comme les chevaliers c’est sûr.”

Résumé:

Elle accompagne l’acquiescement d’un hochement de tête grave. “Ouais, ils sont super forts !” surenchérit-elle, solaire, sûr d’elle. Puis quand il entreprend finalement son ascension vers les hauteurs des adultes, T-rex se fait le plus solide possible pour qu’il trouve un soutien digne de ce nom en elle. Ses petites jambes arquées tendues à l’extrême, les muscles relatifs de ses bras bandés en support, les sourcils froncés en signe de détermination silencieuse.

C’est une grande victoire de le voir debout et ainsi proche de lui, s’il ne la regarde pas elle ne discerne pas ses traits. Qu’il est grand ! Qu’il a l’air fort malgré les blessures ! Les blessures c’est seulement le signe d’une bataille, pas d’une faiblesse. Un géant guerrier ca ne peut être que ça !

"Ok !" conclut-elle quand il tranche pour le château. Visiblement celui-ci n’est pas si loin. Ils se mettent en route et T-rex trottine devant suivant ses indications, puis derrière, et autour, et grimpe sur les gravats et bondit dans le vide, surveille aux angles des bâtiments, guette le géant fatigué qu’il avance toujours. Elle l’entretient d’informations inutiles, anecdotiques, d’histoires qu’elle a fait en dessin, d’histoires que Gaheris lui a raconté. Puis le paysage se fait familier et elle a une impulsion primitive, viscérale, ses jambes plus forte que sa raison : “Je vais chercher des renforts pour t’aider repose toi si tu veux !”

Elle s’élance en avant quand l’académie se détache sur l’horizon, elle remonte vers elle, le coeur  dans la gorge qui bat le rythme rapide de ses petites jambes. Elle ne sait pas qui appeler à l’aide, mais plus rien ne compte sinon cette mission qu’elle va mener à bien. Quelques pas et la tâche floue qu’elle suivait des yeux forme une silhouette familière et elle accélère autant qu’elle peut, l’air cuit sa gorge, le sang tape les tympans : “Mum ! Mum, Barry le géant est blessé ! C'est les pirates !” Si elle n’était pas si sérieuse et inquiète et investie, elle s’étonnerait de trouver le Clown ici, hors du château, visiblement inquiet. Elle s’étonnerait si elle se souvenait de la règle enfreinte mais elle n’a que le géant en tête. Elle continue sa course en ignorant tout ça, se poste devant lui sans même reprendre le souffle qui pourtant commence à lui manquer, et lui prend la main de ses deux bras. Elle le tire dans la direction d’où elle vient : “Viens !”

Résumé:

Rassurée de trouver chez Mum l’allié qu’il a toujours été elle fait sciemment fi du regard lancé ; à cet instant le géant compte plus que la crainte de remontrances à son égard.

L’adrénaline au corps, la mission au coeur, la petite fille s’active sans se ménager. Consciente de ne pas être d'une grande aide physique, elle continue de faire des sortes de rondes en avant, s’assurant du chemin dégagé et sûr, guettant d’éventuels ennemis, comme s’il s’agissait d’un jeu tout en sachant que ce n’en était pas un. Ils atteignent finalement l’entrée du château, clopin clopant, quand elle elle galope plus loin devant. Sur ordre de Mum elle les abandonne sans réfléchir plus, satisfaite d’être réellement mise à profit, et détale dans les couloirs familiers pour accomplir sa mission ; trouver quelque chose à boire et à manger pour Barry.

A gauche, puis à droite, et la troisième porte et le réfectoire est là. Elle songe qu’elle ignore totalement de quoi peut se nourrir un géant et encore moins un géant blessé. Elle prend deux secondes de réflexion devant le garde manger désert à cette heure de la journée ; puis elle farfouille sur les étagères et les placards à sa hauteur. Elle déniche un morceau de pain de la veille, une conserve intacte (de quoi exactement ? Elle n’a pas pris la peine de regarder) et une bouteille d’eau à moitié remplie. Elle considère les quelques légumes nettoyés issus du potager qui trônent là (car les choses sucrées, les bonbons survivants, le chocolat, les fruits en bocal, tout cela était gardé dans les placards du haut beaucoup moins accessibles aux enfants gourmands). “Mange pour devenir forte” lui répète souvent Mum quand elle boude la verdure dans son assiette. Elle attrape finalement une carotte et une petite laitue, fière de sa logique à toute épreuve. Puis elle tourne les talons en direction de l’infirmerie que le géant et le clown devrait avoir atteint maintenant.

La bouteille dans une poche, la conserve dans une autre et le reste de son butin chargé entre ses bras fins elle trottine avec précaution vers sa destination qui n’est plus si loin. La porte entre-ouverte confirme que ses compagnons sont bien là. “Mum j’ai trouvé ce que tu m’as demandé !” lance-t-elle en franchissant le seuil, ragaillardie de son expédition et sans cacher la fierté puérile qu'elle lui inspire.

La fierté est éphémère. Elle rayonne pourtant quand il la félicite, un sourire jusqu’aux oreilles, persuadée d’avoir agi en vrai chevalier, fière d’exister dans ses yeux - à lui.
Mais le ton de la question qui suit induit autre chose qui l’avait épargnée jusqu’à présent.  Évanouie la fierté. Elle secoue la tête avec un regard soudain désolé, comme si sa réponse pouvait décevoir Mum. Et elle ne veut pas le décevoir : mais non elle n’a pas croisée Percy. Ni Bouclier d’ailleurs. A-t-elle fait assez attention ? Peut-être pas. Est-ce mal ? Son sourire s’efface doucement et les lèvres se pincent, contrites, tandis que son regard tombe un peu plus bas, sous les sourcils arqués.

Malgré cela, T-rex écoute Mum s’adresser à Barry, elle observe une seconde, pressent la tension inquiète et l’angoisse patente du géant qui doit se sentir bien perdu ici. Elle s’approche à son tour, petite souris discrète, tout près de la tête de lit. Elle imite les grands, joue au docteur ou à la maman (encore), s’accoudant sur un coin accessible du matelas. “T’inquiète Barry t’es en sécurité au château et Mum il va t’aider je te promets. Faut pas que t’ai peur ok” chuchote-t-elle en renfort du clown qui se veut rassurant. Et elle fait des caresses maladroites du plat de la main sur le front soucieux du géant, avant d’envisager de répondre à la dernière question qui lui est posée.

“Bah.. non je sais pas trop je l’ai trouvé il était par terre et j’ai cru qu’il était mort comme papa mais en fait non.” Elle explique le mieux qu’elle peut en illustrant avec des gestes et un signe de tête. Elle le regarde par en dessous, penaude. “C’est les pirates Mum, qui ont été méchants avec lui.” Elle le dévisage avec ses grands yeux verts. La question de la mort a rejaillit et ça l’interpelle et même si le sens véritable échappe (lui échappe-t-il ? celui des adultes oui) elle demande : “Il va pas mourir hein ?” Elle jette un coup d’oeil à Barry inerte sur le lit voisin avant de reporter l’émeraude de ses iris sur le clown inquiet. “Qu’est-ce qu’on fait maintenant Mum ? Tu veux je cours chercher Percy ? Ou Bouclier ?” La vérité étant que même en courant, ses petites jambes ne lui permettront pas d’aller aussi vite qu’un adulte ; jamais la plus rapide, ni la plus forte, ni la plus grande. Mais toujours la plus volontaire.

Résumé: