père castor ▬ t-rex

Jour de pluie et de ciel gris, un jour à rôder entre les murs. Un jour comme un autre pour les enfants qui finissent par s’habituer à cette nouvelle réalité, construisant des forts de couvertures et de draps tendus, braillant des histoires aussi fabuleuses qu’insensées. A l’abri sous les tissus bigarrés, allongée sur le ventre sur un coussin usé, T-rex avait passé le plus clair de son temps à inventer des histoires à son brachiosaure fatigué. Puis, lorsque la cachette lui avait semblé trop étroite pour les aventures qu’elle créait à son dinosaure en plastique, elle s’était élancée dans les enfilades de couloirs et d’anciennes salles de cours, courant, singeant des cris terrifiants d’animaux disparus, le brachiosaure toujours à la main et l’esprit vagabondant dans ces contes qu’elle se créait.

Quand son ventre commença à grogner, la tirant doucement vers une réalité beaucoup plus pragmatique, elle se mit en route vers la cantine et les cuisines pour voir s’il ne serait pas l’heure de partager sa pitance avec ses camarades de fortune. Elle glissa son jouet et ses mains dans les poches de son épais gilet de laine bleu. Ses cheveux étaient plutôt désordonnés aujourd’hui, mais elle n’y prêtait pas une grande attention. La cantine n’était plus très loin et il lui semblait flairer des effluves qui la faisaient saliver. Pourtant, alors qu’elle passait devant la porte ouverte du salon commun, une forme familière attira son regard en même temps qu’une voix, plus familière encore, l’interpellait...

“Gaheris !” s’exclama-t-elle en sautillant vers lui sans plus de manière que ça, ravie de revoir le chevalier qui avait bravé tant de dangers et affronté tant d’ennemis - dans ses histoires au moins. Elle le fixe avec une étincelle d’admiration au fond des yeux. “Ca fait longtemps que je t’ai pas vu !” Un sourire jusqu’aux oreilles, elle agite ses petits poings serrés d’excitation en s’arrêtant devant lui. “Il est où ton poncho ?” Le vêtement caractéristique échappait à sa vue d’enfant. Pourtant, trop impatiente dans sa curiosité, elle s’élance déjà vers une autre question sans attendre la réponse à celle-ci. “T’étais où ?” demande-t-elle en laissant traîner la dernière syllabe, la bouche en coeur. “T’as tué des pirates ?” Le goût des histoires réveillait un autre appétit, bien plus insatiable que celui du corps, purement mécanique. Cette fois elle était pendue à ses lèvres, ses grands yeux plissés d’une manière solennelle le fixant par en dessous, l’esprit carnivore aux aguets, prêt à s’emparer des anecdotes du preux chevalier pour nourrir son imaginaire trop dense.

Même s’il surjoue une fausse réprobation, T-rex s’interrompt et arrondit les yeux, incrédule, et finit par se pincer les lèvres, soudain repentante. Elle sourit quand elle remarque les plis rieurs au coin de ceux de son interlocuteur, mais elle sourit avec prudence, incertaine du comportement à adopter. Elle a du mal à comprendre le seconde degré (Elle ne le comprend pas).

Elle se laisse malgré tout guider par le sourire ample qui reprend le dessus sur les sourcils froncés et la voix qui a grondé. Quand il tapote à son côté, elle sautille plus avant, comprenant que le geste marque le début de l’épopée espérée. “Un vil pirate..?” Répète-t-elle en grimpant à son tour sur l’assise voisine, la voix pleine d’une exaltation naissante. Elle s’assoit sagement, ses petites mains jointes sur ses cuisses au repos, et se penche légèrement dans la direction du chevalier (si courageux au demeurant), la bouche ronde et muette. T-rex boit les mots avec une attention particulière, plongeant tête la première dans l’histoire et laissant son imagination s’en emparer et l’embellir d’elle-même.

Et alors, elle voit Gaheris dans le décor qu’il dépeint, un décor tout en gravats et en verre brisé, tout en ombre et en lumière froide - et triste. Et il s’enfonce au cœur des ruines dangereuses, vers un trésor fabuleux dans un coffre de métal vieilli orné de symboles étranges et terribles. Quand elle comprend qu’il a pour mission de le défendre au péril de sa vie des méchants pirates, elle a un geste de recul et sa mâchoire descend d’un cran supplémentaire. “Le défendre…?” murmure-t-elle en même temps qu’elle construit l’histoire dans sa tête. Les brigands qu’il évoque ne sont alors dans son esprit que des ombres hirsutes et bossues, aux dents tranchantes et à l’oeil mauvais - rouge et luisant.

Elle le fixe toujours la bouche grande ouverte, trop absorbée par le timbre de voix pour penser à la refermer. Quand il la questionne, elle a une petite moue intriguée, les sourcils légèrement froncés et le regard oblique. “Non. C’était quel genre de pirate, dis ?” Et parce que les enfants ont parfois des réflexions qui échappent aux adultes, elle ajoute tout-de-go, dans un éclair teinté d’une lucidité très personnelle : “Il avait une épée ?!”

Ses grands yeux lorgnent en sa direction avec un appétit visible. Elle n’est jamais aussi silencieuse que lorsqu’elle se trouve dans l’expectative d’une parole attendue ; comme le témoignage sincère que la petite mise en scène de son compagnon porte très bien ses fruits.

“Diamond..” répète-t-elle, toujours pour ancrer les mots et les personnages dans l’histoire qu’elle voit défiler à l’arrière de son esprit. Quand Gaheris se rapproche à hauteur de visage, elle une inspiration plus longue que les autres, pressentant le signe d’une suite imminente. Les métaphores nourrissent bien l’imagination fertile ; elle voit la nuit profonde qui coiffe un visage effrayant qui se dresse bien au dessus du chevalier qu’elle trouve déjà très grand. Elle voit ce pirate entouré d’une aura d’encre, aussi sombre que sa chevelure, comme si elle était prête à tout engloutir autour de lui. Elle sent la peur qui chatouille sa colonne vertébrale, elle sent un frisson dans sa nuque. Mais l’attention a trébuché sur un mot, et s’y raccroche l’espace d’une seconde : “C’est quoi un vice dis ?” Elle a du mal à voir à quoi ressembler ses yeux.

L’aparté ne dure pas cependant, car la gestuelle de son interlocuteur la happe bien vite à nouveau dans son récit : Et en plus il avait une épée ! A l’évocation de sa taille, T-rex ne peut s’empêcher de bondir de son siège et de tendre les bras au dessus de sa tête, en tentant d’atteindre la main du conteur. “Aussi grande que ça ?!” souffle-t-elle quand elle ne parvient pas à ne serait-ce que l’effleurer du bout du doigt, le visage étourdi par l’éloquence de Gaheris.

Elle est toujours debout face à lui quand il la prend à témoin ; bien sûr qu’un chevalier ne doit jamais reculer devant l’adversité. T-rex opine du chef avec un sérieux trop concerné pour une enfant. Les histoires de courage et de persévérance la troublent et l’enhardissent à la fois. Elles l’inspirent : elles lui donnent l’envie de se montrer à la hauteur comme les adultes qui lui en parlent, elles lui donnent envie de leur ressembler. Elles façonnent des repères nouveaux, elles donnent un but. Elles font battre le cœur sous la peau fine.

D’ailleurs, cela se voit qu’elle respire avec plus de profondeur, plus de rythme. Elle ne réfléchit même pas quand il la questionne, et ses yeux brillent d’un orgueil flatté : “Moi je l’aurai tué ! Parce que c’est un méchant !” La fierté enfantine s’évapore en même temps qu’elle baisse les yeux. “Mais t’as dit qu’on peut pas.” C’est seulement des mots d’enfants sur une réalité d’adulte. En décalage, en dissonance, des mots insensés pour les grands mais des mots triviaux pour les enfants qui jouent à la guerre ou à l’aventure. “On peut tuer les monstres quand même, hein ?” demande-t-elle, l’inquiétude au fond de ses yeux verts. Elle ne s’est toujours pas rassise. Elle tend les bras vers lui avant de reprendre, soudain désireuse de s’asseoir sur ses genoux qu’elle essaye déjà de gravir de ses jambes trop courtes. Elle espère qu'il l'aidera à s'installer contre lui. “Et toi t’as fait quoi à Diamond le pirate alors ?? Tu l'as mis en prison ?”