Deuxième round [Ft. Calico] [xx/01/2021]

Alors il faisait face à l'un de ses démons, une de ses phobies à vrai dire.

Le désordre.

Chez lui, dans sa propre demeure, dans son Olympe. Son atelier avait en tout temps était un chaos étrange, mais jamais incohérent dans sa structure. Il aurait pu prendre le temps de se poser, de considérer qu'il ne lui faudrait que quelques heures pour tout ranger, peut-être quelques jours pour réparer ce qui avait été brisé, mais ce calcul-là pouvait être laissé aux faibles. Lui avait autre chose qui lui occupait l'esprit: la haine.

Il savait parfaitement qui blâmer, qui insulter et qui faire ramper pour cet affront. Il avait bien des idées mauvaises et des plans cruels à rendre réels, mais il lui fallait avant tout reprendre possession de son propre domicile. Alors il s'y attelait, faisait chauffer les fourneaux et tentait de remettre tout à sa place, avec l'horrible sensation que chaque objet n'était plus parfaitement là où il devrait, que chaque outil n'avait jamais été ici ou là. Prenant sur lui, il ne comptait se plaindre auprès de personne et se venger seul de toute manière, mais quelqu'un l'interrompait dans sa retraite.

Il ne se retournait pas, ni même ne tentait d'atteindre son masque à la hâte. Le bruit de la porte dans son dos venait saisir plusieurs de ses nerfs à vif, sa réaction était épidermique. La voix presque méconnaissable, le grondement autrement plus sauvage que d'ordinaire, il hurlait un fragment de sa colère.

"Ce n'est PAS le moment de ME FAIRE CHIER. Casses-toi, reviens demain."

Quiconque pouvait bien être arrivé au mauvais moment au mauvais endroit méritait certes que peu telle injure, mais le titan ne pouvait pas encore savoir que certains s'amusent à tomber aux pires des moments, comme si tout était calculé à l'avance, en somme.

Il était plus qu'enragé, il était un Dieu insulté, une tempête insatiable, un volcan hurlant. Il laissait même passer la remarque sur son vocabulaire, sachant parfaitement que répondre était inutile en somme. Il pouvait bien la dénoncer comme agent du malin, il ne lui apprendrait très sûrement rien. Il ne répondait pas non plus à la question sur son état actuel, une image valant milles mots, dont cinq cents de ceux-là seraient sans doute aucun des insultes. La dernière phrase l'excédait étonnamment plus que le reste.

"J'ai perdu du temps, Blackwood. Du putain de temps, DU TEMPS, mais comment l'expliquer à des inutiles comme toi? Comment te faire comprendre que tu ne sers à RIEN?!"

C'était tant injuste. Lui qui avait mis un point d'honneur à régler ses différends seul avec le monde entier, comprenait enfin l'injustice qui le frappait. Tous le jalousaient, et voulaient le voir tomber pour ne plus être petits, pour que leurs statuts d'idiots veules n'aient plus rien à quoi se comparer, qu'ils deviennent la norme. Impardonnable.

"Je ne veux pas voir ta sale gueule sourire. Pars et ricane avec le diable, ou ferme la porte et assume les conséquences de tes actes, Blackwood. Et ne crois-pas que fuir te sauvera, la vengeance de Dieu est de celles que vous oubliez le plus de craindre, ses bourreaux aussi. Tu as déjà perdu ta merde de mioche, non? Demande-toi bien ce qu'il te reste, et peut-être que je saurai te pardonner si tu rampes devant ma grandeur."

En réalité, il aurait presque pu venir l'étrangler au nom du seigneur à la vue de tous s'il n'avait pas son atelier ici, mais ce serait une autre perte qu'il n'était pas judicieux de subir. Il ne comprenait même pas pourquoi la veuve leur faisait perdre autant de ce précieux temps, à eux les bâtisseurs. Elle qui n'avait rien fait, rien construit, pas même réussi à protéger sa progéniture. La question l'obsédait, lui faisait serrer les dents. "À quoi sert-elle? Pourquoi ne pas la faire disparaître?". Pourquoi ne pas l'effacer de l'équation, retirer la variable désagréable, débarrasser le monde de sa présence. Il ne comprenait pas toujours le Seigneur et ses voies, mais avait au moins ceci pour certain: le parasite devant lui ne se tenait pas là par hasard. Il devait faire régner la justice, crever les yeux de ceux qui se moquaient de le voir mutilé, arracher la langue de ceux qui crachaient leur faible venin depuis les ténèbres.
Pourquoi ne le faisait-il pas, après tout?

Il avait défilé bien des attitudes variées devant se personne depuis son arrivée chez les illuminés, de la crainte au mépris déplacé, mais rarement ce qu'il avait alors sous les yeux, à l'instant:

De l'insolence.

Celle d'un enfant effronté, d'un adolescent inconscient, ou d'un adulte stupide. Une posture qu'il n'arrivait pas à cerner, qu'il détestait. Tentait-elle de cacher sa peur, où était-elle seulement folle et suicidaire? Le titan ne doutait pas une seconde que la veuve accepte de se sacrifier pour le marquer d'infâmie à jamais. Seulement, si jouer avec un chien méchant en lui faisant montrer les crocs est peu dangereux, ça l'était autrement plus si l'on titillait un ours. Son marteau en main, il approchait, ni lentement ni rapidement: à son rythme. La respiration saccadée, il expirait la bouche ouverte, écumant.

La haine. La colère l'habitait. Une rage infinie, un courroux biblique, un désir de vengeance divin. Il ne pensait plus tant au futur qu'au présent: les conséquences sont des choses qui n'arrivent qu'après avoir savouré l'instant présent, et celui-là devait être son extase. Il ne pouvait pas une seconde envisager de perdre, ni la face ni le reste, il était trop grand pour ça. Il était un ange, un séraphin, peut-être un fragment de divinité lui-même, envoyé par un créateur affligé pour montrer le droit chemin. Il avançait, et c'était bien tous ce qu'il devait faire: les dieux ne reculent pas, les dieux ne tombent pas.

Alors il se retrouvait face à sa tourmentrice, bombait le torse et faisait peser tout le poids de la montagne dans son seul regard.

"Tu me crois incapable de mordre, vermine?"

Puis, il faisait imperceptiblement appuyer la masse du marteau contre sa cuisse pour faire coulisser sa main sur le manche, porter le poids directement au dessus de sa poigne. Il était encore le maître des lieux, et du monde entier même, tout était devenu simplissime dans sa tête. Si fuir elle ne ferait plus, la réponse avait intérêt de lui plaire.

Goliath l'avait devant lui: une peste, un insecte, une tâche sur le parchemin de sa légende. Il voyait mille de ses doigts briser cette gorge si fragile, arracher des cris de désespoir, remettre à sa place la folle qui voulait le voir descendre de son trône.

Un filet d'air venait bruyamment racler sa narine, son bras se mouvait lentement, tremblant d'excitation et de rage. Il n'avait pas même affaire à de l'acier, du métal ni du solide. Seulement un amas de chair, de sang, fragile et délicat, de ceux que l'on détruit plus facilement qu'une coupe de champagne. Mais elle avait raison, les hommes ne méritaient même pas d'assister à une victoire aussi glorieuse.

Alors il expire lourdement, l'air s'échappe et s'enfuit, sa mâchoire s'ouvre. Pour le bien de son travail, son atelier, sa mission sacrée, il devait patienter. La tâche que lui a confié Dieu en personne prenait le pas sur ses envies de l'instant. Le volcan dormirait, Pompéi verrait un autre soleil, mais que ses habitants n'osent pas espérer voir le magma en son cœur refroidir.

"T'as raison, raclure. Pas chez les humains, ils me dégoûtent."

Alors il recule lentement, retourne chez lui, la fixant d'un œil meurtrier, les muscles bandés. Après tout, elle avait assez reculé pour qu'il ferme une bonne fois pour toute la porte ferrée de son domaine, quitte à l'écraser sans effort durant le procédé si elle vient s'interposer. Par acquis de conscience, il jetait avec une rapidité inattendue le marteau qu'il tenait jusque là, visant approximativement le torse et incertain de s'il avait même atteint sa cible tant sa vue avait été atteinte par la fureur des éléments.

"Ne te crois pas tirée d'affaire. Dieu te pardonnera ta connerie s'il le veut, pas moi. Il y a tant de gens qui disparaissent que les rues ne sont plus si sûres, Blackwood. Sois certaine d'une chose au moins, ta fille n'a pas eu le temps de disparaître, j'ai pissé sur son cadavre encore frais"

David pouvait bien s'en tirer aujourd'hui, la rancune d'un colosse est plus grande encore que son ombre, et elle ne se perd pas dans le temps. Envoyant au diable les reproches de ses supérieurs, il scellait son antre en renversant une armoire en métal vide, non sans grogner dans l'effort. Ça ne représentait même pas une défaite à ses yeux, la bataille n'étant pas finie. Du temps il allait perdre, certes, mais les prochaines heures de répit qu'il trouverait allaient contribuer à l'effort de guerre à n'en point douter...