[END] Mac'n Cheese // Angantyr

Dans ce monde à l’envers, on n’a plus les mêmes repères. Les choses ont perdu de leur sens et tout y est de travers, à part – un peu bancal, un peu penchant, comme ces cœurs asphyxiés depuis longtemps qui, pourtant, parviennent à tenir le coup en inhalant les effluves amères de cette terre de poussière portée aux confins de la réalité par les bras de rescapés résolus, pour subsister, à ne jamais cesser de s’adapter.

Chacun se doit de redessiner son quotidien à la hauteur de ses moyens, d’en chasser les routines qui auparavant ont bercé pour laisser la place à ce qui est. Même de mauvais gré, on se plie à de nouvelles assuétudes, pas vraiment solides ni même attendues, mais qui savent occuper un temps qu’on n’espère pas compté.

Pour Angantýr, flâner ne veut plus rien dire : il s’agit maintenant de fureter, satisfaisant ainsi avec bien plus de facilité son besoin pathologique de s’approprier les biens d’autrui, sans remord pour leurs détendeurs passés – vivants, morts ou disparus, peu importe. Et puis trouver c’est garder, songe-t-il doctement en glissant dans sa poche une énième babiole digne d’intérêt, quand au même moment ses yeux fatigués accrochent un mouvement.

Il reconnaît rapidement Bambi, tout drapé de l’opalescence des ouvrages dont il s’entoure. Bambi avec ses mots de soie au coin des lèvres et sa sollicitude rassérénante qui lui envoient toujours un tressautement aux creux des côtes, du genre qu’on n’a pas le sentiment de mériter mais que tous les revers de conscience du monde ne nous empêchent pas d’apprécier, tant les faveurs sont rares, désormais. Il accueille celle-ci en joignant des mains aux doigts poussiéreux en guise de remerciement.

— J’ai pas mangé- je veux dire vraiment mangé, depuis … je sais plus trop. Un moment. Tu me sauves.

Là où, d’ordinaire, l’animal errant aurait montré les dents à l’idée de témoigner d’une certaine vulnérabilité, il consent de bonne grâce – tu as, après tout, remporté ce privilège à la tiédeur de ta présence. En hochant du chef, il appose sa carcasse contre un remblai de gravats avec une curieuse aisance et considère sa portion du même œil avide dont il couvrait, à une époque pas si lointaine, ses menus butins de biscuits dérobés aux supérettes les moins bien surveillées.

— J’ai encore rien trouvé pour toi, aujourd’hui. Comme livres, précise-t-il après un court instant, plus ou moins utilement. Mais je ne repars pas avec rien non plus.

Et d'esquisser un vague geste vers sa poche pour appuyer ses dires, avant d'entamer l'aumône si bienvenue.

— T’as pas besoin d’un truc en particulier, tant que je fouille dans le coin ?

Une manière bien à lui de demander si la faveur peut t'être retournée, toi qui parvient à ranimer quelques braises ensevelies sous le tas de cendres qu'il a dans la poitrine.

Il hausse un sourcil confus devant ta soudaine véhémence, mais se contente d’un bref hochement de tête, la bouche trop pleine pour objecter – eusse-t-elle été vide qu’il n’aurait sans doute pas su exprimer pour autant à quel point te dénicher des ouvrages est la plus légère des besognes dont il doit s’acquitter. Et pas seulement car il n’y est nullement question de mettre sa vie en danger.

Ses yeux s’écarquillent peut-être plus qu’il ne le faudrait devant cette quête de compagnie si facilement avouée. Tu devais être vraiment désespéré pour venir le trouver, qu’il se dit tout bas, rien qu’à lui, et surtout pas pour toi. Il suppose que tout le monde a besoin de voir un décor différent des quatre murs qui nous entourent, de temps en temps, et qu’il devait sûrement être le moins éloigné et le moins occupé. Pour autant, la tiédeur de tes sourires lui donne grand plaisir, et l’amène même à songer qu’afin d’y répondre, il s’agira de faire violence à cette nature farouche qui est la sienne.

Face à l’interrogation, il secoue la tête en la relevant de sa ration, émettant un hm-hm léger pour dissiper l’embarras, et se passe le revers de la main contre les lèvres avant d’expliquer :

— À cause de la lumière. C’est un truc que j’ai depuis tout petit. Si je ne m'en protège pas, la lumière me blesse les yeux et la peau. Je pourrais mettre des lunettes de soleil, mais ça me protège pas le visage comme ça, ajoute-t-il en pointant le large bord de son chapeau. Et puis, je déteste voir les choses d’une autre couleur.

Et de s'interrompre pour changer légèrement de posture, et frotter d'un doigt distrait la peau violacée qui lui ourle les yeux en regardant ailleurs.

— Ça s'appelle la photophobie, si tu veux le joli mot.

Il est rare, en vérité, qu’il aligne autant de mots d’un coup devant une même personne. Le réaliser l’embarrasse aussi bien que d’avoir tant parlé de lui, et il cherche hâtivement à amener l’attention sur autre chose, lorsqu’il remarque que tes mains emmêlées ne sont plus si immaculées.

— Tu as de l'encre sur les doigts.

Pauvre de toi, seul aux prises avec un trouble qu’il ne remarque pas, et dont il soupçonne encore moins être celui qui l’a suscité. Angantýr se doute de bien peu de choses, tu sais ; il n’est pas très fort à cela. Ta présence ici, il ne l’imagine pas motivée par autre chose que cette tiédeur qui te sied tant, et il la goûte autant qu’elle dure avec une certaine simplicité, avec l’envie de croire qu’il au moins un petit quelque chose dans cette enveloppe éraflée capable d’inspirer un peu d’attrait.

S’il te fait la grâce de ne pas commenter l’inefficacité de ta tentative pour faire disparaître les taches d’encre qui te parsèment les doigts, il leur jette néanmoins une œillade vaguement curieuse, qui s’illumine d’une petite étincelle de contentement lorsque tu lui offres une nouvelle possibilité de t’être utile. Il reste songeur un instant, déglutissant pour se donner le temps de passer mentalement en revue ses maigres possessions, avant de finalement secouer la tête, contrit.

— Hm non, désolé. Je me sers directement aux bains publics.

L’interprétation de “se servir” n’étant pas forcément celle à laquelle on penserait en premier.

Désireux de ne pas te laisser sans solution, tant ces salissures semblent te chagriner, il désigne les décombres qui l’occupaient avant que tu n’arrives.

— Par contre je pense que tu peux en trouver là-dessous ? Ça n’a pas encore dû être trop pillé parce que j’ai pu trouver des trucs intéressants. Faut juste pas avoir trop peur de se salir les mains.

Là-dessus, il achève sa dernière bouchée avant de quitter son perchoir pour joindre le geste à la parole en reprenant ses fouilles là où il les avait arrêtées. De ce qu’il a déjà pu débusquer, la structure de ce qui a été une habitation semble se dessiner sous vos pieds – un appartement, sans doute. Vos chances de trouver de quoi satisfaire votre quête actuelle paraissent plutôt bonnes, à supposer que ce qui fut une pièce d’eau ne soit pas ensevelie trop profondément sous les gravats.

Tout en s’activant, Angantýr ne peut s’empêcher de lorgner vers ces doigts qui portent des morsures de nuit, et questionne sans trop réfléchir :

— Tu n’as pas assez de livres, tu as commencé à les écrire toi-même ?

Les mots sont ordinaires, presque trop pour ne porter que leur sens premier, et portés aux accents d’une tension qui lui fait se demander si la curiosité n’aurait pas posé le pied un peu trop loin. Tout cela le laisse désemparé, sans trop savoir quoi répondre de peur d’agrandir la maladresse soupçonnée. Il se redresse pour t’observer un instant, avec des suppositions plein la tête et une brisure de béton encore dans la main.

Si la question le prend au dépourvu, c’est surtout l’amertume qui en émane qui le surprend. Il se drape un peu plus dans son silence, car il ne l’attendait pas vraiment : ça lui a toujours paru relever d’une extrême pudeur, ces choses que tous les esprits ont contemplé mais gardé pour eux – ces incertitudes propres à l’après catastrophe qui cherchent à démêler les incompréhensions pour mettre au jour les “pourquoi”, les “comment”, et surtout, les “combien de temps”.

— J’imagine, finit-il par admettre avec un petit geste de la tête. J’imagine aussi que certains cas doivent paraître plus amusants que d’autres.

L’amertume est contagieuse, semble-t-il ; mais celle-ci n’est destinée qu’à lui. Cela fait quelques temps déjà qu’il a cessé de se considérer comme faisant partie de ceux qui méritent de partir d’ici, mais il n’est pas toujours bon de se le remémorer.

C’est ton rire qui le tire de là, fut-il sincère ou non, et qui le renvoie à ses fouilles afin d’avoir quelque chose de tangible sur lequel se concentrer. Quelque chose a attiré son œil tout à l’heure, dans une ouverture au creux des gravats situés sous ses pieds. Il s’allonge à plat ventre dans la poussière sans la moindre hésitation, engouffrant un bras tendu à travers le trou qu’il a repéré tout en t’écoutant, malgré ce que les apparences pourraient laisser penser, avec grande attention. Un pli soucieux se dessine sur son front alors que la véritable raison derrière ta demande lui échappe totalement.

— Je pense que c’est pas plus mal, tu sais. Que tu t’y sois jamais promené.

Au même moment, ses doigts se referment enfin sur l’objet de ses convoitises, et il extirpe des décombres une petite boîte métallique, sale, poussiéreuse, cabossée, mais en un seul morceau. À l’intérieur se terrent quelques babioles qui, dans une autre vie, ont dû trôner dans une salle de bain.

— Tu verrais des trucs que t’as pas envie de voir, qu’il poursuit comme si la conversation ou son attitude étaient parfaitement normales.

Bien que ce soit les bijoux ternis qui l’intéressent le plus, c’est un petit flacon en verre qu’il choisit d’examiner en le portant à ses narines, avant de te le tendre vivement, agenouillé parmi les débris.

— Je crois que c’est du parfum. Ça devrait t’aider, l’alcool ça enlève l’encre, non ?

Ce n’est plus entre ses mains, désormais. Il se retire dans l’immobilisme du spectateur, toujours agenouillé dans les décombres en quelque chose de presque religieux, et fixe, observe, s’imprègne, dans le docte silence de la curiosité se satisfaisant de ce qu’on lui offre.

Le moment est saisi sans être déformé par la moindre intervention, pour être entreposé auprès de ces autres petites choses qui ne lui appartiennent pas vraiment, de ces échanges secrets saisis à la volée, de ces estampes subtilisées à des âmes qui se sont crues à l’abri des regards, dans l’espoir persistant d’enfin parvenir à tromper ce vide grandissant qu’il a de logé au fond des côtes, aussi vorace qu’insatiable.

Sa nouvelle acquisition n’est toutefois que peu comprise, mais est-ce bien nécessaire ? Cela ne changerait rien à l’affolement que tu contiens bravement, ni à la tension qui n’a eu de cesse de croître depuis qu’il a fait remarquer la présence de ces étranges taches. Malgré leur origine floue, elles lui semblent bien ordinaires – il baisse même les yeux vers ses ongles crasseux en songeant que lui non plus ne les verra probablement plus d’une autre couleur.

Mais tout ça n’enlève rien à la pointe de culpabilité qui le saisit – n’eut-il rien dit – et lui ôte le peu d’éloquence que ton arrivée lui a apporté. La maladresse répand sa poigne poisseuse, le rendant bien incapable de déterminer quoi dire ou même comment réagir. Faut-il ne rien dire ou parler, retenir ou laisser aller ? Fidèle à son don pour opter, dans ce genre de situations, pour la moins adaptée de toutes les options, il se fait raide en balayant le remerciement d’un revers de main plutôt gauche, mais qui se veut désinvolte.

— … Rentre bien … ?

Ce n’est plus entre ses mains, désormais. Pourtant, même si la raison derrière ton obsession pour ces taches est hors de sa portée, quelque chose ne sonne pas juste dans la manière dont les choses viennent de se terminer – quelque chose qui demeurera sur ses pensées. Peut-être est-ce lui qui viendra vers toi, la prochaine fois.