La rousse de l'infortune [X/11/2020], ft Bloody Mary [terminé]

La petite succube était encore trop jeune pour comprendre que le respect n'est un dû que dans l'esprit des enfants, et qu'il était plus sain de ne l'attendre de personne. Il aurait pu ajouter que puisqu'on la voyait comme une anomalie, il lui suffisait de mieux jouer son rôle d'anomalie pour être aimé, mais peut-être la sagesse d'Epictète était trop inatteignable pour ceux qui raisonnent par les sens, et peut-être le grec était-il aussi un fou en réalité.

Ce damné premier novembre, le libraire aurait aussi bien fait de le garder pou lui-même plutôt que de le raconter en écrits. Il n'apportait certes rien d'utile à la chronique, puisque chacun avait vécu le retour à la vie normale, il aurait donc été préférable pour Scarf de mentionner rapidement le sujet sans même raconter son propre vécu. Hélas, peut-être par perfectionnisme, il avait entrouvert la boîte de pandore, et Mary avait jugé malin d'y flanquer un titanesque coup de tatane pour s'assurer qu'elle ne se referme jamais plus. Ces mémoires-là n'étaient pas des plus agréables.

"Il est bien des choses de ce jour qui ne me sont pas revenues, mais je suis bien certain de m'être réveillé ici-même dans mon lit. Mon premier réflexe fut même de vérifier que la page du premier novembre était remplie à mon réveil tant mon rêve me paraissait étrangement réel."

Il se rasseyait enfin. Avait-il oublié de noter des détails qui lui étaient revenus après la rédaction à chaud? Il n'en trouvait aucun, mais savait qu'il pouvait compléter tout de même ses écrits de par son ressenti.

"Ce qui n'est pas mentionné cependant, c'est les conséquences de cette journée étrange. Le malaise que j'ai ressenti était plus que spirituel, c'était réellement tangible, physique, comme une poigne aux tripes. Je l'avais toujours à mon réveil, et j'ai du maladivement parcourir mes bibliothèques pour m'assurer qu'il ne manquait rien. Puis, comme je pressentais toujours l'horreur, j'ai guetté deux jours entiers sans sortir, avant que ne se dissipe le malheureux augure. J'ai jugé cette partie-là de mon histoire impertinente, alors je ne l'ai pas notée. Cela a peut-être une importance pour ceux qui tentent de comprendre l'évènement, je suppose."

Sentant qu'il avait pu être avide de détails, il reprenait la parole après avoir croisé ses doigts. Il n'aimait pas parler de son ressenti, mais c'était aujourd'hui nécessaire.

"Et crois-moi sur parole, c'était plus qu'une sensation désagréable. C'était même plus que mental ou physiologique, c'était... autre. Comme une certitude absolue, une divination dont la véracité était réelle et indiscutable. Les faits cependant, lui donnent contraire. Je ne saurai pas maintenant dire si c'était une conséquence de cette hallucination collective, ou une injonction qui m'a permis d'échapper au pire en veillant sur mon foyer. Je précise d'ailleurs que j'ai arrêté de le ressentir vers le crépuscule du deuxième jour, au milieu d'une session de lecture. Ça s'est dissipé de soi-même, progressivement et rapidement. Je n'ai même pas cherché à comprendre, j'ai décidé de laisser l'irrationnel demeurer comme tel."

Rien que d'en parler suffisait à le faire frissoner. Ces mémoires-là, ne lui avaient rien apporté et il aurait depuis longtemps du les enterrer. Si elles pouvaient au moins aider, il n'était pas plus mal de les garder quelque part au fond et cœur de l'inviolable et serein dédale de sa mémoire, comme un parasite dans un jardin vert.

Mon trente-neuvième texte sur ce fofo :

Codage par Libella sur Graphiorum je laisse la pub parce que c'est des gentils gens.

Scarf regardait la main scribe danser avec une certaine ivresse sur le papier. Quel désarroi pouvait bien la rendre si imprécise? Aucun que ne pourrait comprendre Tavish certainement, alors il cessait même de se poser la question. S'inquiéter des émotions des autres, c'est déjà mettre sa raison en veille sans le vouloir, et le penseur préférait mille fois paraître antipathique et insensible plutôt que de se savoir déraisonnable.

Il était cependant étrange que la pirate ne se rappelle aucunement de son expérience de premier novembre. Les quelques personnes avec qui le vagabond avait pu échanger se rappelaient toute des évènements, avec plus ou moins d'exactitude dans le récit certes. Comme pour signifier qu'il était intrigué, et pour ne pas faire comme les autres bien sûr, Scarf fronçait les sourcils au lieu de les lever. C'était un réflexe qu'il fallait apprendre à décoder pour ne pas croire que le gaillard voulait du mal à quiconque lui parlait. Là encore, il tentait de d'avancer à tâtons dans le lit de ses doutes pour trouver une réponse permettant d'expliquer que Mary ne se souvenait pas de la journée maudite. La première qui lui vint était qu'elle ne l'avait tout simplement pas vécue pour une raison ou une autre, ce qui expliquait que la jeune y trouve préférable d'y retourner: l'absence de ressenti était plus agréable que ses angoisses réelles. Mais cela ne l'avançait en somme à rien de l'énoncer ou même d'y croire, puisque venait avec cette réponse d'autres questions encore plus complexes. Ne trouvant rien de tangible permettant d'expliquer le curieux problème, il en retournait à ses manies de mettre ne garde pour un rien:

"Si ta conscience, ou si quelque chose d'exogène qui a autorité sur ta conscience, préfère que tu ne t'en rappelle pas, c'est très certainement mieux ainsi. Quoi que tu aies pu vivre, Ne t'en inquiète plus et contente-toi de savoir que tu l'as vécu sans même t'en souvenir. Te torturer en cherchant des mémoires ne fera que te polluer l'esprit, et quand bien même tu parvenais à déterrer quelque chose, je doute que ce soit ce que tu cherches, et plaisant de surcroît."

S'il était des choses qu'il subissait sans que ce soit pensé comme une attaque, c'était bien les "j'aurais aimé" et autres "j'aurais préféré" que les petites gens formulaient par centaine dans la journée. Ces petites phrases, qui n'avançaient jamais à rien quand elles étaient prononcées, il les haïssait. "J'aurais aimé que X se fasse"... Très bien, mais encore? Ces tics de langage-là ne servaient à rien, et étaient pour le philosophe un symptôme de la démence humaine ambiante: faire sien ce qui nous est étranger. Savoir l'inexistant préférable au réel, et souffrir de son manque, quelle folie est-ce donc!? Restant très calme cependant, Tavish prenait sur lui-même en sachant pertinemment que ce n'était pas en vérité prononcé avec malintention pour le moquer. Il avait là encore cependant un discours à faire passer.

"Toi qui aurais préféré ce qui n'est pas tien, pourquoi ne pas te contenter de ce que tu as? Regarder par une fenêtre le plat des autres pour le jalouser ne rendra jamais le tien meilleur, n'est-ce pas? Alors n'y jette même pas un oeil et profite de ce que tu as devant toi. Que ce soit peu ou trop, aucune importance. Vous, les petits soupireurs et rêveurs, n'obtiendrez jamais rien en vous désolant de ce que vous n'avez pas, sinon du désarroi et un sentiment d'injustice infondé et débile. Prenez plutôt ce que vous avez, et apprenez à en jouir. Là peut-être, vous cesserez de trouver le monde si laid."

Ah, ce satané Épictète. Même quand on voulait l'écarter de la conversation, il y revenait au galop. Cette partie-là de son message était peut-être plus accessible cependant.

Mon quarantième texte sur ce fofo :

Codage par Libella sur Graphiorum je laisse la pub parce que c'est des gentils gens.

Bien entendu, il avait raison. Évidemment. De quoi peut-on être plus certain que son propre savoir? Ce n'était pas commun qu'on reconnaisse qu'il ne parlait que des vérités, alors il prenait le temps de savourer le compliment tout en se méfiant de son égo, qui attendait aux portes de sa raison pour s'inviter dans son âme. Il ne devait pas laisser la fierté lui monter à la tête, ce serait être vulnérable et désagréable.

La pirate rendait son visage impénétrable, inexpressif. Manquant de talents sociaux, Scarf préférait laisser Mary se débattre avec ses démons plutôt que de les nourrir avec une bienveillance mal placée. Lui qui ne savait pas soigner, aurait au moins tenté de prévenir à maintes reprises. Peut-être le plus horrible poids qu'il avait enchaînée à ses chevilles était son rejet de la socialisation, qu'il jugeait malhonnête et intéressée par essence. Mais le temps n'était pas aux regrets, il comptait faire l'effort de se remettre en question quand la nature serait présente pour l'entourer et calmer ses troubles sans les effacer. Est-ce qu'au fond, il n'était pas simplement inutile à ce monde parce qu'il ne parvenait à communiquer avec lui? Ne craignait-il pas la communication même, et seulement parce qu'il y était peu compétent?

Il regardait ses mains, celles de l'auteur. Des quantités formidables d'encre il pouvait faire couler en un jour, mais combien sauraient les lire? Et de ceux-là, se pourrait-il qu'un seul comprenne vraiment la réalité de ce qu'était la situation quotidienne de l'auteur? Lui qui donnait une valeur infinie à la transmission du savoir par le livre, n'était plus même certain de savoir s'y adonner avec efficacité.

Sachant cependant interpréter l'ambiance sombre qui se mettait à voiler la salle, il retournait darder son regard las sur l'extérieur qui traversait en images sa fenêtre, en silence. L'extérieur de son sanctuaire était toujours là, immobile, froid et mauvais. Une caricature même de l'hostilité du monde ambiant, des autres. Mais combien de temps le mythe de la réalité allait tenir? Quand les baleines volent, les ombres tuent, les jours ne suivent plus la continuité du temps, quoi donc peut être certain? Quand est-ce que la matière deviendra vide, le temps deviendra tangible?

Il s'était bien gardé de le dire, comme bien d'autres choses en réalité, mais il savait que sa ruine viendrait des autres. À fourrer leurs nez dans des affaires surnaturelles, comme si l'illogique avait un aspect ludique à être étudié, comme si c'était sans risque... Il le savait et en était bien plus certain que de son propre nom, c'était bien ceux qui allaient plonger dans l'incompréhensible sans respect ni crainte qui énervaient l'Ordre des choses. Ces petites âmes finies, curieuses pour les bienveillants, insolente pour les sages, seraient la raison seule et unique de leur misère, sans jamais le comprendre. S'il était bien un enseignement qu'il aurait du transmettre, c'était bien celui qui disait que comprendre et définir un problème n'est pas déjà y trouver une solution.
Mais il n'était qu'un vieux débris, non? Qui donc allait l'écouter? Perdant chaque jour un peu plus de son humanité, il parvenait presque à rire cyniquement du destin qui se dessinait en lignes de plus en plus fines, certaines. Ceux-là même qui ne pourront se retenir d'explorer l'insondable et l'irréel, il sera heureux de voir le piège à loup venir mordre leur chair, avant que lui-même ne soit forcé à y fourrer le pied par une force supérieure, la même que les premiers auront réveillée en réalité. Mais il n'était qu'un vieux débris, alors il attendait. Attendait le certain et l'inéluctable.

Le jour  allait se lever bientôt, peut-être d'ici quelques heures. Un autre jour, à n'en point douter, normal et indifférencié. Mais combien encore viendraient, avant une nouvelle catastrophe? Le regard de Tavish se faisait fiévreux, malade. Lui qui n'aimait pas bien la lune, savait au moins la respecter, et se demandait alors:
Ne dois-je donc pas lui dire adieu ce soir?
Et depuis des mois, la question le hantait. Elle se faisait lancinante, pressante, attendait une réponse. Une réponse qu'il ne saurait capable de fournir que le jour où il serait trop tard. Alors il pouvait encore espérer, et prier.

"Faites que l'horreur me dévore sous l'œil amusé d'une nuit, pour que je puisse saluer l'astre avec résignation."

Il ne pouvait certes pas le prononcer tout haut, mais au fond, se le répétait tour bas.

Mon quarante et unième texte sur ce fofo :

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Est-ce qu'elle venait vraiment de s'endormir sur sa table, crayon en main? Scarf regrettait déjà de s'être retourné. Trop poli pour hurler comme un réveil ancien, pas assez pour laisser quelqu'un baver sur sa table en rêvant de quelque scène érotique, il prenait quand même mentalement des notes. Ces pirates sont vraiment capables de dormir n'importe où, pires que des rats. Des carcasses de voiture, le sol, le foyer de quelqu'un qui les hait presque uniformément. Leur effronterie n'a certes aucune limite, et ce n'est pas bien plus mal ainsi tant cela les amènerait à leur propre perte.

Prudemment, il approchait une main hésitante pour secouer gentiment l'épaule de Mary, mais se retenait avant l'instant fatidique. Ça n'allait tout de même pas, de toucher les gens dans leur sommeil. Cependant, laisser une parfaite inconnue, étrangère, dormir dans sons sanctuaire n'était pas plus envisageable, et encore moins si cela devait se faire sur sa table de travail, sans mentionner ici le nez sur les chroniques. Il se retirait en silence, mais n'avait pas de lit à offrir, alors il partait fouiller un peu dans ses affaires. Trouvant son bonheur, il revenait avec un petit brin métallique et un triangle. C'eut été ridicule vu de l'extérieur, mais l'intérieur avait le mérite d'en être coupé. Tranquillement, il venait s'asseoir face à la marmotte affalée, et frappait par trois fois tranquillement le métal.

"Mon foyer n'est pas une auberge, et je n'ai qu'un lit. Je ne te chasse pas, mais si dormir tu dois, ce ne sera pas ici."

Il prenait aussi le temps de se dire que ce n'est pas seulement égoïste de réveiller la larve, c'était également lui empêcher de se réveiller les cheveux collés au papier dans un endroit inconnu en paniquant. Quoiqu'elle y était peut-être habitué, par la force de l'expérience, mais ça ne devait pas être agréable pour autant. Croyant avoir oublié une précision d'une importance extrême, il complétait.

"Je ne partage d'ailleurs pas mon lit, ni ne le prête."

Finalement, avoir apporté la précision le rendait plus suspect qu'auparavant en réalité, alors il regrettait après quelques instants de l'avoir même formulée, sinon d'avoir pensé à le faire. Encore une fois, ses paroles seraient interprétées de la mauvaise manière, mais c'était possiblement la pire aujourd'hui. Il aurait pu se justifier, mais ç'aurait été s'enfoncer, alors il soupirait seulement.

Mon quarante-quatrième texte sur ce fofo :

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