[FdR] Le sang chaud - De la vigne? (Ft. Cursed) [24/12/2020] [terminé]

Le titan ne pouvait plus marcher droit, et puisque c'est indigne de sa condition que d'être vu en tel état, il avait fait d'un banc banal dont il pensait même être le créateur, son trône temporaire, membre honoraire de sa trésorerie sûrement. Lui qui avait lu les écritures, et certainement à l'inverse de la vaste majorité des Greens selon lui, comprenait la puissance symbolique et ressentie du vin. Il n'aimait pas bien le Christ non, mais l'adoration du raisin et de son sang amer sont de ces cultures qui ont pris emprise sur son esprit sans qu'il n'ait pu y opposer de résistance.

Il n'avait pas grand-chose à faire, en réalité. La montagne s'était couverte de neige, les fourneaux à créations fatiguaient sous le froid, des milliers de gnomes étaient venus tirer le titan hors de son foyer,  le grandiose être s'était laissé tomber, trop fatigué pour se débattre. Comble de l'infamie, on lui avait dérobé ses outils et cachés pour le temps des festivités. Mais sans ses mains gantées pour dessiner des miracles de fer, que restait-il à notre forgeron? Un vide immense, des pensées sombres, une mesure affreuse de tout le temps qu'il perdait.

Comme tout un chacun le sait depuis ses dix-huit ans, un creux spirituel ne se remplit que d'alcool ou de philosophie interne, et Silverfish n'avait su trouver que le premier en bouteille. Par ailleurs, considérant qu'il avait été dans cette affaire sombre, le masqué avait cru trouver une justice dans le larcin mérité d'un nombre excessif de bouteilles de vin, la moitié étant déjà vide et mélangée aux autres au sein d'une palette de bois dur ridicule.

On pouvait cependant trouver dans ce conte une note positive: la compagnie. Le démiurge artiste était accompagné de son compagnon l'astre guerrier. Leur relation avait été jusque là ambigüe, entre commerce froid et respect déplacé, alors une mise en clair perdue dans les méandres de la boisson était de mise. Cependant, formuler simplement des idées claires était une épreuve.

"Tu vois ces petits connards, là? Connards ils m'ont pris mon marteau. Mes marteaux, ils les ont volés quand je dormais, putain. Lui-là, le moche, il a planqué mes pinces et mon charbon de bois, 'fin de mine, le bois c'est un autre, pas le moche."

Son masque le démangeait férocement, mais le retirer était une très mauvaise idée. Il manquait franchement d'amis à qui montrer son vrai visage dans tous les sens possibles du terme, aussi il fallait d'abord s'assurer que le terrain était préparé à cet affront.

"Mais toi tu me ferais pas ça, je le sais. Parce que t'es pas un connard et même t'es pas trop moche, moi je suis plus sous mon masque. Pis merde ils me cassent les couilles, un jour tu verras j'irais les tabasser, et c'est pas des paroles en l'air. Et je t'aime bien en vrai, t'auras le droit de venir aussi pour regarder."

La perche tendue était présentée grossière et franche, puis s'était malheureusement perdue dans la suite presque cohérente du récit. Conscient de son élocution malhabile, Silverfish se préparait déjà mentalement à reformuler.

Mais buvait une rasade, pour trouver un peu de force dans l'ivresse.

La proposition était tentante, mais l'accepter c'était déjà se rabaisser. Ivre peut-être, mais pas inconscient des priorités, le bonhomme. Il se satisfaisait cependant de savoir que la technique de frapper le nez était inutile contre lui, le masque répartissant l'impact sur la surface totale de sa tête.

"T'en fais pas je sais casser des gens, mais si je le fait j'aurai Pony et ses larbins au cul. Pis ce sera comme toi, me prendrait des punitions. Ça, ça, ça c'est pourquoi le monde part en couille tu vois, les forts ils peuvent pas tabasser les faibles quand ils font de la merde parce qu'il y a des forts qui ont pitié de ces connards, et ils sont super nombreux en plus les faibles. C'est genre affronter une armée de rats, un enfer, et ils mordent vraiment."

Et puisque leur intimité était garantie, au moins dans l'esprit de Silverfish mais non en réalité, par le voile de la nuit, il se penchait en avant pour confesser en fixant un buisson qu'il avait cru voir bouger.

"Pis tu veux que je te dise pourquoi ils nous font chier? Parce qu'ils sont jaloux que moi je peux faire des choses de mes mains et qu'eux ils font que se branler avec. C'est tout, moi je suis trop grand alors ça les met mal à l'aise de savoir qu'ils sont petits en comparaison. 'Fin ça doit être la même pour toi, mais pas la taille quoi. De toute façon j'ai des noms, pis quand on sera assez à vouloir reconstruire la cathédrale j'irais leur péter les tibias pour les humilier en place publique comme au bon vieux temps, là. On les fera tous danser à poil, pis on leur jettera des fruits pourris. Après ce serait marrant qu'on s'en serve de chevaux humains pour refaire des concours de joute..."

Les douces affabulations du forgeron le tiraient vers un monde meilleur, celui des rêves, aussi il y glissait dangereusement tandis que sa voix se perdait. Frappé d'une stupeur soudaine et inexplicable qui le ramena à un plein état d'éveil, il finissait de déballer son sac.

"Tu sais quoi? Il me faudra un assistant. Bon c'est pas ton boulot, mais doit y'avoir des gens pas trop cons parmi les chevaliers qui peuvent, non? Il fera rien, pis il dira juste à mon connard de médecin que je vais bien quand il ramène sa tronche de merde à ma porte "pour mon bien". Faudra qu'il change mes bandages aussi par contre, parce que je veux plus voir la sale gueule de l'autre. "Pour ton bien pour ton bien", qu'il aille bien se faire enculer, et je te dirais vu comment il me zieute il aimerait p't'être ça."

C'était le genre de réflexion qu'il gardait souvent pour lui-même en préférant ne pas s'attirer de problèmes inutiles, mais la présence d'un ami et d'une bouteille déjà vidée était suffisante à délier les langues en bien des occasions malheureuses. Il était mi-conscient que quelqu'un l'avait sûrement entendu tant il hurlait fort, mais préférait regretter demain. C'était Noël avant tout, bordel!

Effectivement, la remarque sur l'authenticité des balles dans le calibre du militaire sonnait creux aux portes des oreilles de celui qui les avait fabriqués. La justification puérile quand à sa taille "normale" trouvait cependant un autre écho, et Silverfish ricanait en se forçant à ne pas dire que sa normalité était une faiblesse physique. L'heure n'était cependant pas aux viles moqueries, aussi il écoutait avec une attention rare la suite de récit et des mésaventures de Cursed, qui ne le surprenaient guère.

Cependant, l'utilisation d'un "moi" et d'un "toi" étaient suffisantes pour réveiller l'égo dormant, assommé par l'alcool sûrement, qui bondissait à la moindre occasion pour se glorifier lui-même.

"Tous des connards les médecins, ça c'est sûr, avec leurs blouses de débile. Pis t'as vu du sang ça j'en doute pas, mais ma guerre je la mène tous les jours mon pote. Dans l'atelier, dans la chaleur du chaud de ma... 'Fin merde je FORGE bordel, t'as pas idée du nombre de fois où je m'suis cramé, et ça c'est des cicatrices qui se rouvrent tous les jours mon pote." Peut-être la boisson, ou l'intimité factice du moment, faisaient remonter en lui une émotion étrange. Il l'avait reniée, enfouie et vilipendée en tout temps, mais là était enfin, face à lui, le désespoir. Ravalant aussi discrètement que possible un sanglot, il bénissait son masque qui devait cacher ses yeux rougissants. "Regarde où ça m'a mené, bordel. J'ai plus de gueule, tous les matins je dois arracher mes bandages et mettre de la putain de crème sur mes brûlures. T'as du bol que ce soit ta veste qui pue la mort, c'est tout, alors pas la peine de chialer avec moi."

Singeant l'envie de boire, il détournait le regard pour retirer momentanément son masque et avaler au final une bonne rasade, le temps de retrouver sa prestance naturelle.

"Et ton truc des pères Noëls, c'est sûr? J'en ai vu avec des gosses, pis ça serait logique au final. Merde, je m'étais jamais posé la question mais si c'est vrai faut faire quelque chose. 'Fin pas ce soir, là on est bien. Puis tiens, tu veux savoir pourquoi ils sont pédos? Parce que c'est des satanistes, je te le dis. Ils ont tué l'âme de Christ en créant le père Noël, et j'aime pas bien le Jésus mais là, ça trompe pas. Fouilles-y la baraque d'un de ces connards, je parie mes couilles que tu vas y trouver des merdes démoniaques."

Silverfish ne connaissait pas même le mot travelo et encore moins sa signification, mais ce n'était en somme pas plus mal pour ceux que Cursed pensait désigner. Désormais remonté pour des années, ou peut-être seulement jusqu'à demain matin, il était prêt à partir dans une quête héroïque pour mettre à genoux les pères Noëls pédophiles, mais son envie de se redresser sur ses deux jambes incertaines fut rapidement coupée par le peu de raison qui s'inquiétait de son devenir. Plutôt, il vidait le fond d'une énième bouteille pour la jeter approximativement vers le reste d'entre elles, non sans en tirer une nouvelle pleine et la partager.

L'enivré démiurge était passé à deux doigts de l'incident diplomatique, à comprendre ici: à deux doigt de frapper son ami chevalier et de se tirer en maudissant un adorateur du malin. Fort heureusement, l'organisation des idées évoquées se fit assez rapidement dans sa tête pour le retenir, lui signifiant que l'altérité n'était aujourd'hui plus sataniste. L'histoire du gamin à compas le terrifiait cependant, lui faisait prendre conscience à tort que la jeunesse était déjà perdue aux griffes des enfers. Tremblant d'effroi, il venait apporter une analyse fine et raisonnée à cet amer constat.

"De toute manière, maintenant c'est tous les chiards qui se taillent les veines pour Satan. Tu sais que mon frère m'avait montré un réseau là, le truc qui tweet, ils parlent tous de leur mal-être, putain, c'est ignoble. Les jeunes ils ont plus de dieu à part leur petit cul de pute et leur égo de merde, et ça c'est tu veux que je te dise? C'est la faute à l'autre tarlouze de Nietzsche et aux socialistes. 'Se sentent plus pisser sur l'internet, mais quand t'en choppe un t'as l'impression de tenir une spaghetti, j'te dis."

Un rayon de lumière purement imaginaire venait faire briller le masque si somptueux du forgeron, il sentait l'Éternel, son créateur, lui souffler de l'amour. Pendant un bref instant, il entrevoyait la possibilité de pardonner leurs écarts aux petits adolescents, mais se rappelait bien vite que l'indulgence est une vertu de faible.

" 'Fin de compte, c'est pas plus mal que j'ai pas de gosses. Vu l'état du monde, autant qu'ils y grandissent pas, franchement. T'en veux des chiards, toi?"

La question était très sûrement trop personnelle, mais l'intimité était quelque part dans son esprit une valeur féminine, et entre hommes il fallait tout se dire. Cela expliquait peut-être bien pourquoi il n'avait jamais atteint le cœur d'une quelconque dame.

Le pauvre colosse aviné n'avait aucune idée de quelle éducation pouvait bien avoir formé Cursed, mais puisqu'il était un individu viable et fiable, elle devait être acceptable comme modèle. Pas autant que l'éducation à la dure qu'avait connue le forgeron sûrement, mais le ramener encore sur le tapis ne nourrirait même plus son égo, alors il se retenait. Le doux rêve de voir des jeunes fermement bâtis et souriant lui présenter des courbures respectueuses en souriant prenait emprise sur l'esprit de Silverfish, mais pas assez longtemps pour l'envoyer dans le monde des rêves. Revenant à la réalité, il tentait de rassembler ces fragments d'irréalité pour mieux les chérir, en vain. Attristé devant la constatation amère que ce que lui renvoyaient les inutiles dans son quotidien était de l'irrévérence, il reprenait sans même demander la bouteille pour faire disparaître le souvenir même de ce songe, pour ne plus le considérer même dans l'impossible. La question lui semblait bête d'abord, mais il se devait de répondre.

"Mon nom c'est Silverfish. C'est un genre de bestiole qui vit dans les endroits chauds et humides, et les enculés ils ont trouvé ça approprié. Si je choppe le connard qui a trouvé ça, son surnom ça deviendra Pas-de-dents putain..."

Comprenant enfin le sens du mot prénom, il soupirait et reprenait depuis le début.

" 'Fin mon prénom c'est Viktor, Viktor Eisenhändler, avec un k. C'est plus beau que les noms de merdes en J qu'ils donnent ici, pis ça sonne fort, j'aime bien. Si mes parents ont réussi quelque chose dans leur vie de merde, c'était de me nommer et de m'éduquer, pour le reste ils peuvent aller au diable."

Le bienommé Viktor n'était pas surpris d'apprendre que le parent de substitution des petits chevaliers voulait lui-même des enfants. Tout n'était que logique, rentrait dans les cases. Il ne s'attendait cependant pas au retour de la question vers lui-même, qui était pourtant prévisible et senti à des kilomètres à la ronde.

Il inspirait bruyamment, expirait en silence. Puis, regardait au loin. Il n'avait plus rien à pleurer aujourd'hui par chance, alors sa voix se faisait seulement tordue, vide de sanglots.

"Pareil, mais pour moi c'est fini. T'es pas trop vieux, ta gueule est pas en lambeaux, alors profites-en et fécondes-y une petite dame de la bourgeoisie. Elles adorent les vétérans ces connasses..." Comprenant qu'il les appelait connasses parce qu'elle ne le voulaient pas lui, il parvenait à revenir sur des rails plus sains avant de se perdre. "J'suis hors course de toute manière, je vous laisse la comptétition. De toute manière, la société perd autant que moi à pas voir mes gosses naître, alors rien à foutre. Ça m'apprendra à être intègre et travailleur, c'est jamais les gentils cons qui gagnent à la fin, putain. Mais les gens malins comme toi, ils peuvent tirer leur épingle du jeu, l'ami."

Trop bon, trop con, c'était connu. Bien évidemment que c'était la légendaire gentillesse du titan qui lui valait sa solitude, tout était si logique au final. Il avait cette image fermement ancrée en tête que les petites des beaux quartiers préfèrent les bad boys, et les petites prolétaires les petits de beaux quartiers. Alors, il ne rentrait pas dans le système, mais de par sa grandeur d'âme alors tout allait bien.

"Dis, tu crois que j'aurais eu ma chance avec les femmes si j'avais vraiment essayé? Avant la tempête, le bain d'huile sur ma gueule?"

"Silverfish apprenait enfin le nom de Cursed, et apprenait par la même occasion qu'il ne le connaissait pas auparavant sans même s'en être rendu compte. Après tout, il se fichait bien de quels noms pouvaient porter les autres, leurs actions importaient plus que leurs patronymes. Le fait qu'il ait été abandonné l'intéressait déjà plus. Il n'était cependant pas certain d'être en état d'interpréter comme il le fallait l'information, aussi il préférait la ranger dans un coin de sa mémoire en acquiesçant, pour la dépoussiérer plus tard.

Puis quelque chose se brisa en lui, lui crispa la mâchoire. Il apprenait que son ami avait déjà eu une relation amoureuse. Alors il se sentait trahi, en présence d'un être qui ne partageait pas son ressenti ni son vécu, d'un alien. Puis, il but une rasade, et passa à autre chose en oubliant ce sentiment étrange. De toute manière, s'i parlait d'elle au passé, Viktor comprenait qu'il était meilleur de laisser le sujet se perdre, de repousser la perche. De plus, il préférait grandement que l'on parle de lui, le sujet étant autrement plus intéressant par essence.

Naturellement, il n'osait pas s'avancer et prétendait ne pas pouvoir répondre. Silverfish préférait comprendre que Cursed avait peur de le blesser, peut-être de perdre une molaire en conséquence. Quoi qu'il en soit, le titan se sentait encore plus insulté que s'il avait du affronter un non catégorique et fermé. Mais il prenait sur lui, savait le faire mieux que quiconque de toute manière, puis hésitait quant à quelle réponse formuler aux prochaines questions adressées. Il avait par ailleurs occulté tout l'argumentaire qui voulait que les couples à 50% militaires ne tenaient pas, il venait contredire ses idées préconçues.

Après une bonne minute, lourde et intense de silence, il lâchait enfin ses secrets.

"J'ai jamais essayé parce que les femmes me faisaient chier avant, avec leurs discussions inutiles. Trop veules, inefficaces, putain je veux pas un mannequin avec du plastique dans la caboche. Mais depuis la tempête..." Il dévoilait peut-être un secret qu'il aurait mieux fait de garder pour lui, mais faisait assez confiance à son ami pour jouer franc-jeu. "J'ai rencontré une dame respectable. Kalliópê, les connards-là l'appellent Ant. Un ange descendu du ciel j'te jure, pis elle taffe au moins autant que moi. Merde, si j'avais encore un visage j'lui aurais p'têtre dit..." Cette fois-ci, pas une larme ou un regret, il avait déjà fait la paix avec lui-même. Alors il voulait lâcher en guise de conclusion: "Mais c'est tant pis pour ma gueule, j'avais qu'à pas être défiguré et dégueulasse. Elle préfère les dames aussi il paraît, alors je peux aller me faire foutre avec mon torse à bandages, putain."

Il était certain d'avoir tiré un trait sur cette histoire, d'avoir enterré tout fantasme et scellé ses espoirs en les comprenant impossibles, mais il lui restait un amer goût au fond de la gorge. Une saveur qu'il détestait, qu'il abhorrait et faisait tout pour fuir: celle du travail inachevé. Alors il buvait, tentait de la faire disparaître. Rien n'y faisait, rien n'y faisait jamais rien depuis son arrivée chez les Greens, en réalité.