[TW] [01/11] What could have been // Ant

L'univers tout entier semble tournoyer sur son axe. Les étoiles incertaines dansent un pas dénué de rythme alors que Ant monte difficilement les derniers paliers jusqu'à sa chambre.
Habiter en haut d'un arbre. Quelle idée à la con.

La bouteille tinte sur le parquet avant de rouler se coincer sous un meuble, y retrouvant quelques copines, alors qu'elle se laisse tomber de tout son poids sur le lit défait. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas fait le ménage. Elle préfère ne pas y penser. Elle préfère ne penser à rien.
Pas au nombre disparus qui grandi de jour en jour.
Pas au travail qui s'accumule et dont elle ne semble pas voir le bout.
Pas aux aveux à demi-mots, murmurés entre les murs assourdissants d'une église.
Pas à demain. Surtout pas à demain.
À rien.

Le monde tourne et Ant, les yeux fermés, se laissent entraîner dans sa ronde.

Quand elle se réveille le lendemain matin, c'est avec le sentiment d'être un peu trop fraîche qu'elle éteint son alarme. Comme si elle avait fait des folies la veille, alors qu'elle se souvient juste d'être allée se coucher à l'heure habituelle.

Popi se déplace à pas feutrés dans la maison endormie. Sa mère dort encore à cinq heures du matin, mais son père l'attend déjà dans la cuisine, une tasse de café brûlant devant lui. Elle ne comprend pas l'émotion qui la saisi à la gorge devant cette scène pourtant anodine. Une envie de se jeter contre lui et se fondre dans ses bras comme lorsqu'elle était toute petite. Son agitation doit se lire sur son visage car son père lève un sourcil interrogateur dans sa direction, et Popi s'empresse de se verser une tasse pour masquer sa gène.

Le reste de la matinée se déroule sans incident.
Ils terminent de se préparer et montent tous les deux dans la camionnette pour se rendre sur leur premier chantier. L'habitacle est silencieux sur le trajet, le grésillement de la radio faisant la conversation pour eux. Comme la dernière fois.
Le chantier est déjà bien avancé mais il y aura des décisions à prendre d'ici le début d'après-midi quant à la suite des travaux. Une fois les canalisations terminées ils en sauront un peu plus. Comme la dernière fois.
Son père propose qu'en attendant il aille s'occuper de la cuisine qu'ils doivent retaper dans le quartier est. Il veut la laisser en charge ici et Popi n'est pas sûre d'être prête, mais une fierté émue la fait accepter. Comme la dernière fois.

Il est midi passé quand Popi gare sa camionnette sur la parking à côté du Two Whales. La clientèle habituelle du diner occupe ses tabourets quand elle en pousse la porte avec un tintement discret et une odeur de frites vient aussitôt la faire saliver. Elle salue Joyce d'un sourire, avant qu'il ne meurt sur ses lèvres quand son regard croise deux yeux verts familiers. Cali Sinclair est assise sur une banquette, l'air répugné par la consistance grasse d'un menu plastifié.
Pas comme la dernière fois.

Cette erreur dans la chronologie d'une journée autrement parfaitement chorégraphiée la fait s'arrêter net.
Elle n'était pas censée être ici. Ce n'était pas comme ça que ça s'était déroulé.
Joyce lui avait demandé « Qu'est-ce que je te sers ma grande ? » et Popi avait sourit à la blague, avant de s'accouder au comptoir et commander. Elle s'était ensuite installée dans le box vide pour patienter, observant la route par la fenêtre. Box qui n'était plus vide désormais.

Ce n'était pas normal.
Et pire que tout, pourquoi n'était-ce pas normal ?
Y avait-il une raison à ce malaise qu'elle sentait croître dans son ventre ?
Une origine, à cette sueur froide qu'elle sentait soudainement couler dans son dos et la crainte qui l'avait provoquée ?
Popi fixe son ancienne tortionnaire du lycée, comme si elle possédait toutes les réponses à ses questions. Comme si c'était elle le nœud du problème.

Il lui faut quelques instants supplémentaires avant de réaliser qu'elle est toujours plantée au milieu de l'entrée et que Joyce tente vainement d'attirer son attention.

« La Terre à la Lune, Popi ma grande tu me reçois ? Qu'est-ce que je te sers aujourd'hui.
- Oh, excuse moi Joyce. Deux grands cafés et un burger s'il te plaît. À emporter. »

La femme acquiesce avant de s’engouffrer en cuisine, non sans un dernier regard interrogateur.
Popi se sent soudainement seule et exposée dans ce restaurant bondé, alors qu'une agitation inconnue rampe sous sa peau. Elle a envie de s'enfuir, un sentiment d'urgence lui nouant brusquement les tripes ; une envie de brûler tous les feux rouges et ramener son père chez eux, attraper Niki et les serrer contre son cœur.

Mais il y a ce poids aussi, au fond de son ventre. Cette pierre qui ancre ses pieds sur le carrelage abîmé et lui interdit de bouger.
Popi tourne lentement la tête vers la banquette et son occupante, l'étrange intuition qu'il y a quelque chose d'anormal avec sa présence ici aujourd'hui. Et de dangereux.

« Cali, » elle la salue poliment.

Tout son être lui dit de fuir.
Mais il y a autre chose qui lui dit qu'elle n'en a pas le droit.

Cali qui lui sourit et c'est un retour en arrière brutal, un de ceux qu'elle pensait ne jamais expérimenter. Combien de temps cela fait-il depuis la dernière fois ? Une éternité ? Deux ? Elle le dit elle-même, ça fait des années.
Et pourtant.

Et pourtant elle ne peut s'empêcher de remarquer la différence. Avec avant. Quand ses sourires lui étaient destinés, qu'il n'y avait ni malice ni calculs derrière les risettes de son regard. Des années sont passées et Popi est toujours capable de voir au delà du masque. Cette idée la fait dériver.

Cali entretient la conversation avec la politesse sans accroc d'une femme du monde. Mais malgré la banalité de la discussion, il y a un sentiment d'urgence qui se dégage de l'intensité de son regard. À moins que ce ne soit la pointe un peu aiguë de sa voix. Ou la tension de ses épaules. Tout ces petits signes qui s'ajoutent au sentiment déjà grandissant de malaise dans le ventre de Popi, le nourrissent, l'accroissent. Ces petits détails somme toute commun lorsque l'on recroise par hasard une connaissance (une amante ? une erreur ?) que l'on aurait aimée cantonnée au passé, si ce n'est qu'aujourd'hui – aujourd'hui n'est pas commun.  

« Oh, tu sais. Je travaille toujours avec mon père. Associés. »

Popi qui fait de son mieux pour copier l'attitude de Cali, son sourire détendu et sa nonchalance, laisse sa hanche s'appuyer contre le dos du banc qui lui fait face. Une posture qui se veut décontractée, sans succès ; elle n'a jamais été aussi douée qu'elle à tout cela. Aux faux semblants. Pourtant elle s'acharne à essayer.

« Et toi ? » question polie, celle que l'on pose dans ce genre de situation, que l'on se doit de poser. « Tu... as une fille, c'est ça ? Quel âge elle a maintenant ? »

Elle ne veut pas le savoir, pas vraiment. Tout comme elle ne voulait pas savoir que Cali avait procréé ou que Cali s'était mariée. Mais les ragots de petite Arcadia Bay ne lui avaient pas vraiment laissé le choix sur ce sujet.

Son regard glisse presque malgré elle vers le comptoir et la porte derrière laquelle Joyce a disparu, comptant par-devers elle les minutes restantes avant l'arrivée de sa commande. Attendre sous les yeux de Cali lui semble un enfer, toutes les fibres de son corps lui hurlent de sortir d'ici, partir ; aller respirer l'air marin au milieu des hurlements des voitures. Mais il y a sa main qui se crispe sur le dossier du banc et lui interdit de se mouvoir, ses ongles qui s'enfoncent dans le similicuir huileux du box et il y a autre chose, toujours cette autre chose, qui lui dit aussi qu'elle ne peut pas.

Si elle part, elle le regrettera.
Alors Popi reste, et arbore son sourire le plus crispé.

« Qu'est-ce que tu vas commander ? »

Peut être était-ce la question à ne pas poser. Le changement de lumière dans le regard de Cali est subtile, mais juste assez visible pour lui apprendre que le sujet de sa fille est un sujet difficile.

À moins que ce ne soit l’identité de la personne qui se renseigne qui rende la conversation ardue. Cali ne veut peut être pas parler de son adolescente de fille avec son erreur de jeunesse. Popi ne peut lui en tenir rigueur ; quinze ans, c'est un âge compliqué. On est si jeune et on se croit déjà si vieux, alors qu'on n'a encore rien vécu. Bien sûr, elle ne dit rien de tout cela.

A la place elle enchaîne sur un sujet plus sûr et plus banal, parle de la nourriture car parler de la météo serait vraiment trop cliché. Et même cela, Cali arrive à le rendre inconfortable. Popi danse d'un appui sur l'autre dans sa gêne, incapable de dire si ce malaise rampant vient d'elle, de Cali, ou de cette rencontre fatidique. Elle ne sait pas pourquoi elle se force à rester alors que chaque minute supplémentaire ne fait que rajouter à son supplice. Pourtant elle se surprend à répondre :

« Tu devrais manger. Ça te donnera des forces pour affronter ta journée. »

La remarque se veut bienveillante et c'est avec un sourire timide qu'elle la ponctue.
Cali Sin- Blackwood est peut être la dernière personne sur Terre dont elle devrait se soucier, mais l'instinct est plus fort. Personne ne mérite les tourments d'un estomac vide, pas même elle.

Le salut lui tombe dessus sous la forme de Joyce, brusquement matérialisée à ses côtés, sa commande dans les mains. Popi la remercie avant de se tourner vers Cali, toujours hésitante, incertaine de quoi dire. Contente de t'avoir revue, mais ce serait un mensonge. L'urgence est toujours là, qui lui tiraille les entrailles, mais elle est arrivée à court de choses à dire, d'excuses pour rester. Alors à la place Popi fouille dans la poche de son jean de chantier et en sort une carte un peu abîmée qu'elle lui tend avec maladresse.

« Si un jour tu as des travaux, penses à nous. »

On a fait mieux comme adieux providentiels.
Dieu doit bien rouler des yeux quelque part.

C'est une chose sournoise que le destin. Un filet soigneusement tendu, un piège minutieusement placé, un goulot qui se ressert sans prévenir autour de sa gorge quand on pense l'avoir évité. Et alors que Cali lui répond Popi peut sentir Ses doigts se refermer sur sa trachée.
On n'échappe pas si facilement au plan divin.

Cali n'était pas censée saisir sa proposition au vol.
Si le monde tournait rond elle aurait pris sa carte avec un sourire mesuré, grimaçant par-devers elle aux tâches noires sur le carton, avant de lui assurer d'y penser et de ne jamais la rappeler. Elle aurait dû la congédier avec une politesse toute professionnelle et un mépris juste dissimulé.
Mais le monde ne tourne pas rond et au lieu d'être dégoûtés les doigts de Cali ne sont que fébriles, et au lieu d'une courtoisie de surface c'est un trouble profond qui transparaît sous son masque.

Popi la fixe sans rien dire alors que l'information s'ancre en elle : aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres. Il y a cette urgence qu'elle ressent ; qu'elles ressentent toutes les deux. Ce sentiment de désastre imminent que rien ne saurait empêcher mais qu'elles s'évertuent malgré tout à déjouer. Ensemble, contre toute attente.

Popi gonfle ses poumons comme après une longue apnée et laisse glisser son regard jusqu'à sa montre.

« Je peux passer vers 14h. 14h30. »

L'horaire lui noue l'estomac et elle ne comprend pas cette avalanche d'émotions qui joue avec ses nerfs depuis qu'elle s'est levée, mais Popi a encore un travail et des engagements à respecter. Un mauvais pressentiment n'est pas une assez bonne excuse pour tout plaquer.

« Ça te convient ? »

Elle peut juste prier de ne pas le regretter.  

Son regard est déjà sur la poignée de la porte quand Cali la rappelle. Tend la main pour récupérer sa carte de la sienne, tremblante. Pourrait lui dire qu'elle sait déjà où elle habite ; où le révérend habite, mais s'en abstient. L'agitation de Cali, presque fiévreuse, est terrifiante d'une façon qu'elle ne saurait formuler.

La ferveur avec laquelle elle réaffirme sa présence à ce rendez-vous imprévu et le regard plein d'attentes qu'elle laisse peser sur elle ne font qu'ajouter à la crainte déjà croissante dans sa poitrine. Popi voudrait lui demander si tout va bien, si elle va bien, mais à la place se contente d'un hochement de tête affirmatif et d'un sourire incertain.

L'air marin lui gifle le visage une fois dehors et ce n'est qu'à ce moment qu'elle réalise combien l'atmosphère du diner avait été pesante. Elle s'interdit de se retourner alors qu'elle s'avance jusqu'à sa camionnette et ce n'est qu'une fois installée sur son siège qu'elle lève le regard vers la fenêtre où Cali est assise.
L'inquiétude la ronge durant tout le trajet.

Son crochet sur le chantier de son père est aussi bref que possible. Elle lui dépose le café qu'elle sait qu'il n'a pas demandé mais apprécie malgré tout, lui annonce sa décision de prendre une cliente imprévue en milieu d'après-midi. L'étonnement se lit dans son sourcil haussé mais il ne dit rien de plus. À peine lui confie-t-il des responsabilités que déjà elle prend des libertés, Popi évite de croiser ses yeux sur le retour de peur d'y lire de la déception.

Elle mange son repas au volant et se jette dans l'action à peine ses ouvriers retrouvés. Il y a un décompte menaçant qui se déroule en arrière-plan de ses pensées, un sablier géant qui égrène les minutes alors que les problèmes s’enchaînent et que le travail n'en fini pas. Quand la situation est maîtrisée et ses employés aptes à continuer sans elle, il est déjà deux heures et demie passée. Popi se jette dans sa camionnette sans hésiter.

L'image de Cali, seule derrière la vitre sale du Two Whales, hante son esprit. Une certitude croissante qu'elle n'aurait pas du la faire attendre, pas du la laisser seule. C'est avec un couinement de pneu que la voiture s'arrête devant la belle demeure de banlieue huppée et deux à deux que Popi monte les marches jusqu'au palier. Elle sonne puis frappe à la porte dans une même lancée.

« Cali ? »

Deux heures quarante-sept, peut être qu'il n'est pas trop tard.
Que le mal n'est pas déjà fait.

La porte s'ouvre et le soulagement est immense ; tout va bien, elle est arrivée à temps, il n'est pas trop tard. La porte s'ouvre et c'est le poids de tous ses espoirs qui tombe au fond de son estomac.

C'est le mauvais visage qui s'encadre dans l’entrebâillement de la porte. Un visage qu'elle a du mal à reconnaître tant il a vieilli depuis la dernière fois qu'elle l'a vu. Mais elle ne peut pas l'oublier. C'était il y a vingt ans et il attendait Cali à la sortie du lycée, charmant dans sa chemise joliment repassée.

Les années n'ont pas été tendres avec Fred Blackwood, à croire que la vie de révérend n'est pas aussi douce qu'on le dit, et ses manières n'ont rien d'un homme du peuple non plus quand il la questionne avec brusquerie.

« Bonjour monsieur. » Être polie, toujours, la base de tout bon ouvrier parlant à son client. Toujours, même quand la politesse nous arrache la langue. « Je viens pour votre problème d'évier. Je devais passer à la demie mais j'ai eu quelques contretemps sur le trajet. »

Les bruits qui lui parviennent de l'intérieur sont ceux de la télévision. Pas de pas précipités, pas de Cali appelant pour annoncer à son mari qu'elle lui a demandé de passer et la laisser entrer. Juste le brouhaha de l'écran et un silence qui en devient angoissant. Popi laisse courir son regard sur le visage rougi du révérend, ses yeux fuyants. Cali qui lui a assuré qu'elle serait là avec l'ardeur d'une possédée. Ou le désespoir d'une bête acculée.

« Notre évier va très bien, nous n'avons pas besoin de vos services merci. »

La porte qui va pour se refermer et la lumière qui joue une dernière fois sur Fred Blackwood et les griffures qui ornent ses joues. Son corps se meut avant qu'elle puisse penser et c'est la main de Popi qui vient se plaquer contre le battant, l'empêchant de se fermer.

« J'insiste. »

Sa voix est basse.
Elle est plus forte que lui, elle le sait, mais le loquet encore tiré de la porte est à son désavantage. Popi se sent puiser dans ses dernières réserves de politesses avant de continuer :

« C'est votre femme qui m'a demandé de passer, peut-être pourriez vous lui demander ? » Jusqu'à ce que finalement, l'inquiétude la gagnant, elle ne puisse s'empêcher d'appeler. « Cali ? »

La bouche de Fred Blackwood se tord pour lui répondre quand Cali fait brusquement son apparition, mais le soulagement que ressent Popi au son de sa voix est de courte durée. Sa moue aimable et son ton policé sont d’autant d’éléments déplacés dans cette interaction qui n’a rien de mondaine. La normalité de son comportement ne sert qu’à mettre en exergue tout  ce qui ne va pas.

Elle peut replacer ses vêtements, recoiffer ses cheveux, mais elle ne peut pas repasser les plis qu’ont fait des mains rageuses sur son chemisier ou retoucher un brushing qui il y a deux heures était parfait.

Popi la regarde sans ciller alors qu’elle s’avance, son sourire habituel rivé aux fossettes. Elle ne dit rien alors qu’elle éloigne son mari d’un mot doux, rien non plus quand ses yeux glissent jusqu’aux traces de doigts sur son cou et qu’elle sent ses ongles commencer à s’enfoncer dans la paume de sa main. Et alors que Cali lui demande à mi-voix de s’en aller et que ses yeux la supplient muettement du contraire, le regard de Popi se fixe derrière son épaule.

Fred Blackwood surveille sa femme depuis le salon, ombre meurtrière à l’immobilité menaçante. Il la couve de son regard, la lie dans sa pénombre, et c’est brusquement d’autres ombres dans d’autres ruines qui se superposent dans l’esprit de Popi. Sa main cherche instinctivement le manche d’un glaive à sa hanche qui ne s’y trouve pas tandis qu’une colère brûlante pulse dans ses veines.

« Non. »

Elle attrape le coude de Cali sans la regarder, la tire vers elle et vers la lumière du porche, l’éloigne des ténèbres de son foyer.

« Va dans la voiture. »

Elle n’a d’yeux que pour le révérend. Il y a une violence en Popi, dont elle ne sait trop si elle vient de ce monde ou d’un autre. Une violence qui ne demande qu’à s’exprimer.
Au lieu de cela elle se retourne et s’éloigne d’un pas mesuré.

On bloque son poignet, l'oblige à s'arrêter. Il y a une seconde où elle se débat, un bref moment de battement. Puis on la tire sur ses pieds, l'entraîne, la fait reculer.
Et c'est le voile qui se lève.

Elle voit Cali, à ses côtés, ange salvateur à la mine alarmée. Elle se voit à travers ses yeux, barbare échevelée au visage éclaboussé de rouge, une sauvagerie bestiale au fond du regard. L'horreur qu'engendre cette vision lui noue l'estomac. Popi sent les sensations lui revenir en même temps que son esprit. La douleur lancinante contre sa tempe, celle qui enfle dans ses jointures, les ongles de Cali enfoncés dans la chair dans son bras et le poids, mort, du marteau dans sa main.
Ses doigts se délient, le relâchent sans même y penser, et à la place viennent saisir ceux de Cali encore crispés.

Elle a raison elles ne peuvent pas rester là.
Il leur faut partir, s'éloigner de ce démon qui corrompe et consume.
Elle passe les portes de l'enfer, l'entraîne dans l'après-midi ensoleillé. La banlieue huppée et ses voisins murmurants forment le parfait décor dystopique pour leur fuite effrénée. Popi s'essuie machinalement le visage sur sa manche. Est-ce des sirènes qu'elle entend au loin ? Peut-être.
Va-t-elle avoir des problèmes ? Peut-être.

Ce n'est pas le moment d'y penser.
Popi monte dans la camionnette, attend que Cali en fasse de même. C'est sans destination en tête qu'elle met le contact, sans aucune idée de où elles pourraient aller qu'elle prend la route. Mais il lui faut conduire, pour se vider la tête, mettre autant de distance que possible entre elles et cette maison aux allures de rêverie. Rouler jusqu'à ce que ses mains arrêtent de trembler.

Au moins n'a-t-elle pas commis l'irréparable.
Au moins Fred Blackwood est-il toujours vivant.
Cette fois-ci.

Il y a un tambour qui bat à ses oreilles. Un tambour de guerre ou de chasse à la cour elle ne saurait le dire. Il noie les sons et étouffe ses pensées, envoie l'adrénaline pulser dans ses veines. Et il y a la route devant elle, droite, immuable, qui n'apporte aucune distraction, aucune échappatoire. Rien pour l'empêcher de revenir à ce moment.
Aux marques sur le cou de Cali.
A son sang qui ne fait qu'un tour.
A la rage, inépuisable, qui la possède.

Son pied s'enfonce sur la pédale du frein dès que Cali en donne l'ordre.
Elles sont sur une route forestière, quelque part en bordure de la ville. Le calme paisible du sous-bois jure étrangement avec la tension qui l'habite. Popi garde les yeux rivés droit devant elle, les mains serrées autour du volant, le temps que sa respiration s'apaise – quand s'était-elle accélérée en premier lieu ? Puis elle se tourne lentement vers Cali, englobe du regard la femme qui vient une nouvelle fois de ruiner sa vie.

« Tu es blessée. »

Ça lui a échappé.
Il y a une trousse de premiers soins dans sa boite à gant qu'elle récupère à gestes machinaux. Attrape la main de Cali, remonte sa manche écarlate avec douceur pour révéler la coupure qui tranche son avant-bras. Désinfecte et bande la plaie avec le même soin qu'elle aurait pour son père ou un de ses ouvriers. Elle n'a plus peur de la toucher désormais, plus après tout ce qui s'est passé. C'est marrant à quelle vitesse les années peuvent s'envoler.

La tâche, manuelle, la calme. Le travail physique a toujours eu cet effet sur elle. Ses doigts déroulent la gaze et elle accepte la situation dans laquelle elles se trouvent, les actes qu'elle a commis et la prochaine étape de sa chute infernale.
En silence, Popi soigne la blessure de Cali.
Avec les mêmes mains qui ont failli tuer son mari.

Cali qui se délie sous ses doigts.
S'effiloche en sanglots et en excuses hoquetées alors que Popi lui offre le champ de son silence pour s'épancher. Sa peau qu'elle se rappelait de porcelaine est marbrée de toutes les couleurs du ciel et elle ne peut que se demander depuis combien de temps ça dure, comment personne n'a su, comment elle n'a pas pu savoir. Mais il n'y a pas de réponses à ces questions, que des tourments et des trop tard.

Alors Popi garde le silence et sert la main de Cali dans la sienne. Dans sa poigne il n'y a ni colère, ni pitié ; elle ne mérite aucun des deux. Il n'y a que de la compassion. Compassion pour la femme qui a préféré endurer plutôt que de mettre son enfant en danger. Compassion pour celle qui s'est chaque jour évertuée à dresser la nuque alors que chaque soir on la forçait à la plier.

Elle l'écoute alors qu'elle lui étale des justifications inutiles.
Lui murmure des apaisements quand elle se tait.
Lui tend un chiffon quand elle a besoin de se moucher.
Et laisse sa main dans la sienne, tant qu'elle le voudra.

Ce n'est que quand elle ne distingue plus que l'ombre de sa silhouette et que les étoiles pointent le bout de leur nez qu'elle fini par lui faire remarquer :

« Cali, il faut y aller. »

L'habitacle de la voiture est une bulle hors du temps, un monde secret qui n'est pas sans rappeler leurs premières escapades d'adolescentes. Mais elles ne sont plus des enfants désormais et les enjeux ont changé. Cali a une fille à retrouver et Popi des actions à assumer.
Alors elle lâche finalement sa main et fait tourner la clef.

Les phares allumés, Popi roule lentement sur la route endormie. Elles n'ont aucune raison de se dépêcher, et puis des animaux pourraient la traverser. La passivité de Cali sur le siège passager est inhabituelle, mais pas étonnante étant donné l'état de fatigue dans lequel elle doit se trouver. Ça, et l'étrangeté de cette journée. Elle ne lui a semblé qu'un rêve éveillé.

Comme si elle avait pris un mauvais tournant à un embranchement et s'était retrouvée dans une vie semblable, et tout à la fois sensiblement différente à la sienne. Même si la route est la même que celle dont elle se souvient et les lumières de la ville identiques à celles qui l'ont toujours accueillie. Popi prend un virage, s'arrête à un feu rouge. Contemple d'un regard sans émotion son reflet tuméfié  dans le rétroviseur.

« Je vais aller au poste. »

Le feu passe au vert et elle redémarre en douceur. Il n'y a pas grand monde dans les rues à cette heure-ci, l'air de novembre est trop froid pour apprécier une balade nocturne. Elle fait cependant attention à chaque angle mort, chaque passage piéton.

« Mais je peux te déposer avant, si tu veux. »

Car Cali a une fille, dont elle doit s'occuper. Car même si ce monde n'est pas le leurs, ça ne veut pas dire qu'elles ne sont pas responsables de ce qu'elles y ont fait.
La voiture avance encore, au rythme régulier des machines, avant de s'immobiliser sur le bas côté alors que le commissariat entre en vue.
Maintenant c'est à Cali de choisir.