[TW] [01/11] What could have been // Ant

Les menottes sont froides autour de ses poignets et les hommes en bleu les serrent un cran supplémentaire, juste pour être sûrs. Ils la surveillent d'un œil méfiant, peut être trop familiers avec son travail et ce qu'elle a fait au révérend. Elle passe de chaises en bureaux, de pièces en cellules, une main comme un étau toujours enroulée autour de son coude. Comme une criminelle, mais peut être que c'est ce qu'elle est à présent.

On lui pose des questions.
On lui montre des photos.
On lui fait écrire et signer des aveux.
Elle a droit à un coup de téléphone et il est pour son frère – ses parents seraient trop inquiets, leur confiance dans le système trop amochée. Niki est comme eux mais il saura naviguer, marchander. Elle refuse de penser à sa famille pour le reste de la soirée.
Quand on la laisse enfin en paix dans sa cellule elle est déjà trop fatiguée pour parler.

Cali est là aussi, son visage blême faisant ressortir ses cernes noires. Elle ne restera pas là longtemps – même damnée, ses ailes arrachées, elle reste Cali Blackwood, Cali Sinclair. Un avocat a déjà dû être appelé, une caution sera bientôt payée et elle pourra terminer sa nuit dans un lit fait d'autre chose que de métal glacé. Mais pour l'instant, elle est là.
Et c'est les yeux fixés sur sa silhouette que Popi se sent dériver.

Le réveil n'est pas celui escompté.
Il y a un brouillard épais dans son esprit et un marteau et une enclume qui s'entrechoquent sous son crâne. Popi lève une main hésitante vers sa tempe, soucieuse des ecchymoses qu'a dû y laisser Blackwood, mais ne la trouve douloureuse que d'une autre façon. Sa bouche est pâteuse, on ne leurs donne donc pas d'eau en prison ?

Cali.
Ant se retourne brusquement et tombe de son lit, le monde tourne alors qu'elle fixe sans le voir plafond de sa maison. Le Two Whales. La maison obscure. Les bleus sur son corps et le marteau dans sa main. Est-ce que tout ça n'était qu'un rêve ? Elle se revoit enchaîner les verres à l'Happy Hour, elle sent la gueule de bois commencer sa longue ascension le long de ses terminaisons nerveuses. Un délire né de l'alcool ? Les martèlements recommencent et Popi comprend qu'on frappe à la porte.

Non. Tout était réel.
Il y a une urgence dans ses veines, un besoin souverain qui la propulse sur ses pieds et vers la porte d'entée. Elle tourne la poignée sans prendre la peine de s'habiller, si bien qu'elle ne sait pas si elle frissonne à cause du vent froid de l'hiver ou de la vision de Cali sur son palier.
Cali échevelée, dont les yeux sont aussi perdus que les siens et le cœur tout aussi hésitant.

Ant la saisi par le poignet et l'entraîne à l'intérieur, l'entraîne là où il fait chaud, dans ses bras, là où elle ne craint rien et où elle peut s'assurer qu'elle est vraie, et ici, et réelle. Des émotions contradictoires s'affrontent et se mélangent dans son ventre et la tête lui tourne sans qu'elle sache si c'est l'alcool ou le soulagement. Elle pourrait l'embrasser.
Elle ferme les yeux pour ne plus penser.

Et merde, en effet. Elle n'aurait pas mieux dit elle-même.
L'instant est de courte durée et Ant ne la retient pas quand elle se défait de l'étreinte. Il y a quelque chose de changé dans leurs interactions. Là-bas la toucher lui avait semblé naturel, ici c'est à peine si elle ose croiser son regard.

Elle soupire aux questions de Cali, rattrapée par une fatigue venue d'une nuit avec trop peu de sommeil. Popi se dirige vers la petite table dans le coin qui lui sert de cuisine, se laisse tomber avec un peu trop de lourdeur sur une de ses chaises de récupération avant de prendre sa tête dans une main. Elle semble lourde sur ses vertèbres et une veine douloureuse pulse sur sa tempe.

« A toi de me dire. »

Quoi que ça ait été, si une chose est certaine c'est qu'elles n'étaient pas les mêmes. Il y a encore un reste d'affection qui s'attarde dans la poitrine de Ant, comme l'odeur d'un repas depuis longtemps terminé qui plane dans une pièce pourtant nettoyée. Une émotion persistante et dérangeante, car elle sait que ce n'est pas à cette Cali qu'elle est destinée.

« Qu'est ce que ça pourrait être, un rêve partagé ? »

Est-ce que ça existait seulement ? Comment pourrait-elle le savoir, elle qui a arrêté l'école avant même d'être diplômée. Ce n'est clairement pas Popi d'elle deux qui est allée à l'université et son esprit embrouillé ne fait rien pour l'aider. Dans une tentative pour s'éclaircir les idées, Ant attrape le pichet d'eau derrière elle et en boit une lampée.

Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette théorie.
La clarté des souvenirs, la netteté des sensations.  
La bestialité qui l'avait possédée.
Popi sent une soudaine nausée remonter son œsophage et s'empresse de boire une gorgée d'eau pour la faire passer.

Sa dernière conversation avec Cali ne cesse de lui revenir à l'esprit, comme une chanson dont on ne souvient pas des paroles mais ne peut oublier l'air. Ce qui s'était dit sous le couvert de l'église s'était dit à demi-mots, d'une façon dont il était facile de manipuler le sens.
Malgré tout, Ant ne peut s'empêcher d'avoir un mauvais pressentiment.

« Cali. » Comment poser la question, sans avoir l'air d'une folle, sans avoir l'air indiscrète. « Est ce que... tout ça s'est vraiment passé ? »

Autour du pichet sa main commence à se refermer.