J'aime pas faire la morale, mais... - XX/01/2021 [ft. Hawk]

j'aime pas faire la morale, mais...

11H30, l'heure du repas.
Il avait fallu lui répéter plusieurs fois, à Moth, pour qu'elle daigne se lever et aller manger. Si elle avait été seule, elle aurait probablement sauté le déjeuner ; il y avait toujours tant à faire (encore plus maintenant). L'incendie avait secoué tout le monde, et ses braises n'avaient pas encore l'air tout à fait éteintes dans l'esprit du groupe – elle les voyait, les gens, se méfier des petites bougies qu'elle gardait précieusement près de son lit.

Puisqu'il le fallait, direction le lac, alors – un des rares lieux qui parvenaient à l'apaiser. Elle espérait y retrouver au mieux des connaissances, au pire le calme plat qu'elle ressentait face aux étendues d'eau ; et, à la fin de son repas, elle pourrait adresser une prière aux entités bienveillantes qui veillaient sur elle.

C'est une tête bouclée qu'elle reconnut en premier. Elle avait le souvenir d'avoir déjà discuté avec lui ; il lui avait paru un peu timide, un peu effacé, peut-être juste perdu. Ça ne l'avait pas dérangée. Moth n'était pas dérangée par l'idée d'initier les conversations – au contraire, elle appréciait qu'on lui laisse le champ libre. Elle aimait s'exprimer, parfois un peu trop, parfois au point d'en oublier de pousser les autres à le faire, aussi.

« Hawk ? »
Elle avait trottiné vers lui et, bien déterminée à prendre des nouvelles, commençait à enlever sa grosse écharpe en laine, qui donnait à sa tête des airs de meringue.

« Ça alors, ça fait un moment, pas vrai ? poursuivit-elle avec un grand sourire. T'es aussi venu manger ici ? Faut dire que y'a pas plus calme. »
Un calme qu'elle venait probablement de déranger ; mais elle ne s'en soucia pas énormément. L'important, c'était de ne pas le laisser tout seul, après tout.
D'autant qu'elle en avait, des choses à lui dire (et à lui demander) – en omettant subtilement la nuit du 31, car elle ne tenait pas à raviver des souvenirs encore un peu trop durs. Non, en effet, concernant la Fête du Renouveau, c'était tout autre chose qui traînait dans son esprit.

« Alors euh, ça va ? J'ai entendu dire que tu t'étais un peu brouillé avec Calico. J'espère que vous avez pu en reparler, c'est important, tu sais », amena-t-elle sans beaucoup plus de précautions, tout en s'asseyant en tailleur.
Si certains restaient pudiques dans leur manque de connaissances, Moth, elle, ne s'embarrassait pas de tels filtres. Non, elle n'avait pas été là ; non, elle ne connaissait pas les deux protagonistes si bien que ça ; non, elle n'avait aucune autorité, ni sur l'un ni sur l'autre. Mais après tout, elle ne voulait qu'en discuter ; n'apporter que quelques conseils ; tout cela, dans la bienveillance la plus complète. Elle était là pour ça.

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Hawk souriait ; alors Moth souriait aussi. Elle avait des allures de miroir déformant, imitant les autres sans vraiment les comprendre – ses mimiques exagérées lui donnaient presque l'air d'un pantin ; en somme, elle n'avait pas grand chose, à cet instant, de la jeune femme amicale qu'elle souhaitait incarner.

Oui, avec un peu plus de talent, elle aurait peut-être pu remarquer que ses remarques étaient inappropriées ; elle s'en serait platement excusée, aurait plié bagage, et la vie aurait repris son cours.
Au lieu de cela, quand le brun répondit qu'il n'avait pas été présenter ses excuses (car c'était bien là ce que l'apprentie électricienne suggérait), elle prit cela comme une invitation.

« Oh, c'est dommage ! s'exclama-t-elle en commençant à fouiller dans son sac. Il faut jamais laisser le silence s'installer, enfin je trouve, parce qu'après c'est plus dur de retourner voir la personne. La communication, y'a que ça de vrai, on dit les choses – je ne connais encore personne qui ait réussi à lire dans les pensées des autres, quelque part c'est pas plus mal, on a tous besoin de notre jardin secret. Je m'égare un peu, non ? »
De ce cartable aux couleurs sombres, qu'elle avait pu récupérer à la suite de la tempête et vider de ses cours, elle sortit un petit contenant transparent. Il renfermait une salade sans vinaigrette, et avait séjourné aux côtés d'une petite pomme pas très mûre ; un repas à l'image de son autrice, fade.

« Tu vois, moi par exemple, reprit-elle en relevant la tête vers son interlocuteur, j'ai déjà eu des conflits avec plein de gens, c'est normal. Mais j'ai toujours fait le premier pas pour m'excuser ! Il faut savoir laisser son orgueil de côté. Surtout quand l'erreur vient de nous. »
Il n'y avait aucune méchanceté dans sa voix ; à vrai dire, elle prenait même un air plutôt enjoué (il n'était pas si courant qu'on l'écoute et la laisse s'exprimer ainsi). Elle n'était que la bergère qui guidait l'agneau égaré – rien, dans cette image, ne semblait clocher à ses yeux. Elle en venait presque à se demander pourquoi elle ne donnait pas de conseils plus souvent.
Mais, comme elle l'avait appris durant ses études, le plus important n'était pas nécessairement le contenu – plutôt la manière de l'amener. Il fallait capter l'attention, et s'assurer de la garder ; et quoi de mieux pour ça que de simplement demander s'il écoutait bien ? Comme pour effectuer une démonstration du théorème de la communication, elle s'éclaircit la gorge avant de s'adresser à nouveau au jeune homme :

« Tu suis ce que je te dis ? Désolée, je sais que je perds souvent les gens. Et puis, des fois, t'as un peu l'air dans tes pensées,
enfin un peu comme tout le monde tu me diras...
Tu veux de la salade ? »

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S'il se passait quelque chose dans la tête de Hawk, Moth ne le voyait pas. Non, elle ne manquait pas d'empathie (pas habituellement) (elle se targuait même d'être une oreille très attentive) (et la preuve en était cet instinct qu'elle avait eu de venir lui tenir compagnie ; n'était-elle pas sympathique ?), mais il lui arrivait souvent de passer complètement à côté des petits signes (les soupirs, les sourcils qui se haussent brièvement). Sûrement car elle était dans sa bulle, avec ses idées, ses envies, et ses paroles.

A l'inverse, elle préférait se concentrer sur ce qui lui plaisait – ce qui allait dans son sens, comme le sourire que Hawk affichait. S'il ne lui semblait pas géant et radieux, il était synonyme de feu vert dans l'esprit de la jeune électricienne, qui le lui rendait (de manière un peu forcée, peut-être ; elle aimait se donner un air plus enjoué que nécessaire). Quand, avec un peu de délai, il lui répondit par l'affirmative, cela ne pouvait être qu'un autre signe qu'il l'écoutait, et qu'elle avait bien fait de venir s'installer ici.

La prochaine interrogation, cependant, coupa quelque peu court au flot de pensées de Moth, qui tendait toujours son petit plat de salade ; d'abord car, justement, il n'avait pas répondu à son invitation. Non, elle n'était pas vexée... mais elle se demandait quand même bien pourquoi sa question avait valu d'être ignorée. Elle avait été polie, pas vrai ? (Un simple « non merci » ne pouvait pas faire de mal.)

Les lèvres pincées, presque comme dans une imitation inconsciente des vieilles amies aigries de feu sa grand-mère, elle se concentra ensuite sur cette drôle d'interrogation. Pour être tout à fait honnête, Moth s'excusait souvent, et souvent un peu trop (du moins, avec les personnes qu'elle pensait déranger). Elle était la matérialisation d'un paradoxe ambulant, celui de vouloir se faire toute petite tout en ne réalisant pas que l'on prend beaucoup de place.
Ce qu'elle n'admettrait pas, c'était le creux qui s'était formé derrière ses excuses ; elle les imaginait sincères, mais elles lui servaient plutôt, en réalité, à être laissée tranquille. On s'excuse, on oublie, on passe vite à autre chose, et tout le monde est content : glissons les choses fâcheuses sous le tapis.

« Bien sûr ! s'exclama-t-elle avec des yeux ronds – en ramenant promptement sa salade devant elle. C'est primordial pour que tout le monde s'entende. »
Et, ne voulant pas perdre de vue son objectif initial – toujours dans la bienveillance mièvre et un poil hypocrite qui la caractérisait –, elle ajouta :

« Si ce n'est pas déjà une habitude pour toi, tu devrais t'y mettre. D'autant plus que Calico est ton aînée. C'est important, de respecter ses aînés. »
Elle marqua une pause afin de fouiller dans son sac, en sortant des couverts en métal empruntés aux cuisines. Son intention n'était pas d'enfoncer le couteau dans la plaie ; elle voulait simplement s'assurer que ses conseils ne tombaient pas dans l'oreille d'un sourd. De cette manière, elle arrangerait les choses, c'était certain.

« Je vais même te dire une chose : plus tu attends pour t'excuser, plus tu te rends coupable de la distance qui se crée. C'est comme ça. »
Cet élan de philosophie de PMU, probablement inspiré par ses soirées pré-tempêtes à traîner avec des camés, se ponctua par un croc dans une feuille de laitue ; et tout en mâchant, Moth zieutait vers le brun, espérant y détecter une forme d'approbation.

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Plus le temps passait, mieux elle le sentait, ce petit après-midi d'hiver.
Le joli lac, l'air frais (que d'autres qualifieraient de gelé), les conversations.
Il était bien rare que la jeune femme ne veuille retarder la reprise du boulot ; et pourtant, à cet instant, la tête pleine des problèmes des autres, elle se sentait autrement plus utile que devant cette pile de travail qui mettait tant de temps à s'amoindrir. La vie, au travers de ses yeux, aurait présentement pu être bercée de la bande son du Fabuleux Destin d'Amélie Poulain.

Et dans ladite bande son, Hawk jouait le rôle du disque qui s'interrompt, laissant derrière lui un bruitage qui ne ressemble à aucun autre – et un silence profondément vide, un peu déçu, outré.

« Bien sûr qu'elle te respecte ! s'exclama d'abord l'électricienne, presque par automatisme. Elle fait beaucoup pour la communauté, comme nous tous, reprit-elle d'un air un peu moins théâtral, un peu moins indigné. Qu'est-ce qui te fait dire des choses pareilles ? »
C'était presque maternel, comme façon de parler – rien d'inhabituel. Son jeune âge ne l'empêchait nullement de vouloir incarner la mom friend, une envie bien cocasse et en même temps assez proche de ses airs condescendants.
Il avait l'air de remuer un peu, Hawk, d'être mal à l'aise ; c'était un peu plus flagrant. Et puisqu'il y avait conflit (bien qu'elle n'en connaissait pas la nature), cela semblait bien normal à Moth, chez qui un levier avait été enclenché. Il fallait aider à résoudre le problème.

« Tu sais, je te comprends. Je suis passée par là. » Un sourire compatissant s'étala sur ses lèvres. « L'important, c'est de reconnaître ses torts, et de pardonner leurs fautes aux autres. Tu sais, il est fort possible que Calico se soit trompée, après tout, vu la charge de travail qu'il y a à accomplir, c'est compréhensible – mais ça ne veut pas dire qu'elle n'est pas avec nous. Au contraire, elle fait tout ça pour nous protéger. »
Si les mots semblaient tout droit sortis d'un dessin animé niais sur l'amour et la joie, c'était bien normal ; la jeune femme n'avait absolument aucune idée de ce qu'elle disait. Elle bricolait hasardeusement un discours qui se voulait cohérent, mais qui ne pouvait possiblement pas avoir d'impact ; et, dedans, aucun semblant de question posée, aucun signe d'écoute. Moth savait, et c'était suffisant.

La prochaine réplique, pourtant, la mit mal à l'aise. Dans le petit film feel good qu'elle se jouait intérieurement, Hawk devait finir par aller présenter ses excuses. C'était la suite logique des choses.
Pourquoi, alors, était-ce plus difficile que prévu ?

« Mais le pardon est important... » rétorqua-t-elle, un peu perdue par la tournure des choses.
Quand le regard du brun rencontra le sien, elle interrompit son discours ; non, décidément, ça n'allait pas dans le sens qu'elle espérait. Était-il énervé ? Mais pourquoi donc ? Qu'avait-elle réussi à mal faire ?

« C-c'est même une vertu, ajouta-t-elle en baissant les yeux vers sa salade, qu'elle se remit à triturer du bout de la fourchette, mal à l'aise. C'est normal de ne pas se sentir de le faire, parfois... mais c'est la solution la plus mature... »
Ce n'était pas si grave, si elle avait raté (elle était même tellement compréhensive qu'elle n'en voudrait pas à Hawk pour son agacement). Elle allait se rattraper en lui rappelant ce qui était le plus important à accomplir, et tout irait mieux, c'était certain.

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C'était la même chanson qui tournait en boucle dans sa tête : il va comprendre, il est gentil, ce garçon.
Les pensées étaient claires, organisées ; il n'y avait qu'un chemin possible, et c'était celui de la repentance, pas vrai ?
Elle n'avait pas l'habitude qu'on l'envoie clairement chier, Moth. Pas chez les Greens. Elle se complaisait de trop dans les bains d'hypocrisie, les jolis sourires et les petits signes de la main, tout doux, tout mignons (comme elle, pas vrai ? Si Hawk ne la trouvait pas sympathique, ce serait le cas d'autres personnes, c'était certain).

Alors, pour elle, l'insulte frappa comme un coup sur la table au milieu d'un repas de famille, entraînant même un mouvement de recul – elle posa sa salade devant elle, soudainement peu certaine de ce qu'il était en train de se dérouler.
Ça, ce n'était pas agréable.
Pourtant les mots eurent du mal à sortir – bien plus qu'au début de la conversation, c'était certain. Elle ouvrit tout de même la bouche, voulut balbutier quelque chose, le raisonner (voyons, ce ne sont pas des manières), mais rien.
Peut-être était-ce le « ferme-la », ou bien l'affirmation qu'elle ne savait pas. C'était humiliant, d'être mise face au fait – Moth s'en défendait toujours intérieurement. De toute façon, il n'y a pas besoin de savoir.

Le discours continua, et elle se décomposa un peu plus.
Intervenue ? Face à un agent de police ? L'idée lui semblait incongrue.

« Écoute, calme-toi », articula-t-elle, affichant un sourire gêné. La situation était ridicule. Ce n'était rien du tout. « Je suis désolée que cela te vexe... »
Mais elle était bien loin d'être désolée pour ses propres paroles.
Les prochaines ne seraient probablement pas meilleures, à vrai dire.

« Tu ne peux pas dire ça, voyons... En plus, il y en a tellement, c'est absurde... »
Tenter le trait d'humour pour calmer la situation ; ça n'avait très honnêtement jamais marché. Seulement, ça, Moth, elle ne s'en était pas encore rendu compte. Que les gens préfèrent s'en aller plutôt que d'affronter ses remarques, c'était quelque chose qu'elle voyait comme une victoire (cette personne a décidé d'aller s'isoler pour se calmer, grâce à moi !), et la rendait plutôt fière de son talent en communication.

C'était d'ailleurs ce qui était en train de se produire. Joie ! Ce n'était peut-être pas si désespéré. Elle inspira de soulagement, probablement un peu trop tôt, sans jamais vraiment penser qu'elle avait pu ruiner la pause d'un type qui n'avait rien demandé.
Pourtant, les mots du type en question continuaient de piquer, pour une raison inconnue. (Était-ce si mal, d'être comparée à Calico ?) Ou d'être bien-pensante ? Cela voulait littéralement dire que ses pensées étaient les bonnes.

« N-non, nous sommes toutes et tous au même niveau ici, Hawk-»
Encore ce regard. Il la coupa net dans son élan.
Un frisson la parcourut.
Ensuite, ce furent les mots qui la transpercèrent.
Non, ce n'était vraiment pas gentil.

« S-si tu es aussi désagréable avec tout le monde, je comprends mieux que tu te sois fait recadrer... »
Elle n'avait pas énoncé ces mots aussi clairement que les autres, mais ils étaient tout de même bien audibles. En cet instant, elle hésitait à le retenir, à parler, communiquer ce qui n'allait pas (ce n'était pas si grave, ces insultes, n'est-ce pas) ; ou à le laisser s'en aller, lui et son regard à glacer le sang.
Elle opta pour la première option, et n'est que lorsqu'elle eut posé un genou à terre qu'elle vit le poing du jeune homme se lever. Allait-il devenir violent ? Non, impossible. Il ne pouvait pas.
Les deux pieds ancrés au sol, elle fit quelques pas en sa direction – des petits pas, juste au cas où.

« Hawk, s'il te plaît... Je pense qu'on s'est mal compris ! »

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Il lui était fréquent de se sentir vulnérable, mais face à ses camarades, c'était bien plus rare. Pourtant il se tenait là, à une distance trop faible pour être encore confortable, et ses yeux perçants ne reflétaient plus la gentillesse qu'elle leur avait attribué. Du haut de son perchoir (malgré le fait qu'elle s'était désormais complètement levée), il continuait d'asséner, et il sembla à la jeune femme qu'il lui fallait se faire toute petite.
(Elle ne savait pas comment se faire toute petite.)
(C'était d'ailleurs comique de voir jusqu'à quel point, même dans l'obéissance, elle pouvait se mettre en scène.)

« M-mais enfin, c'est ce que j'essaie de faire... »
Les balbutiements étaient faibles, mais la voix trop aiguë les portait tout de même, comme la manifestation d'un courage involontaire (très involontaire).
Sans la crainte de s'en manger une qui la tourmentait dans un coin de son esprit, Moth se serait sentie indignée. Comment pouvait-il dire ça ? Elle venait tout juste de se mettre dans ses bottes ! Et, dans ses bottes, elle serait allée s'excuser, voilà tout.

Elle eut un sursaut, lorsqu'il pointa son doigt vers elle, qui la sortit immédiatement de ses pensées. Tendue de la tête aux pieds, elle croisa les bras pour tenter de se donner une contenance – mais elle n'osait plus relever la tête pour croiser le regard de son interlocuteur.
Face à de telles paroles, c'était sans doute mieux ainsi.
Aucune réponse ne pourrait convenir – dans sa propre maison, face à l'un de ses propres confrères, recevoir, à son tour, une telle violence ?
Il se tournait déjà, de toute manière.
C'était sans doute mieux ainsi.
(Le rouge lui montait les joues – de honte et de frustration.)

Les bras toujours croisés, elle se mit également à froncer les sourcils, déboussolée. Le froissement du papier et les morceaux virevoltant jusqu'au sol ne lui offrirent pas plus d'indices quant à ce qu'il était en train de détruire. (Se promenait-il avec du papier journal à déchiqueter en cas d'énervement ?)

« Qu'est-ce que tu fais ? »
L'interrogation était abrupte, car le doute empêchait l'électricienne de comprendre si ce qu'il faisait était nocif ou non.
Faisant quelques pas pour le contourner, elle vit le papier prendre forme. Ça lui semblait curieux, de retrouver des origamis en dehors des jolies photos qu'elle avait pu trouver sur Pinterest – curieux plus encore de voir que l'homme en avait gardé plusieurs dans ses poches – curieux qu'il ne veuille pas les conserver (il avait quand même dû mettre du temps à les faire, non ?)

« Eh, arrête ! »
Et ce cri là, c'était un peu toute la bouillie d'incompréhension et de mécontentement qu'elle avait accumulée. Elle avait attrapé le poignet du brun en prononçant ces paroles et, la mine renfrognée, se demandait désormais ce qu'elle pouvait bien dire (ou faire) d'utile.

« Tu ne devrais pas détruire ça sur un coup de tête », essaya-t-elle de raisonner.
Un jour, elle prendrait conscience que dire aux gens ce qu'ils devaient faire ou non n'était pas la meilleure des idées. Un jour.

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Elle avait foiré.
Elle avait vraiment foiré.
Et elle ne savait pas où.
(Elle commençait doucement à s'avouer qu'elle ne tenait pas à savoir ce qu'elle avait bien pu faire de mal.)
Si elle comprenait, elle se mettait face à la faute. Ce n'était pas ce qu'elle voulait. Après tout, c'était bien lui qui s'énervait ; qui lançait des regards à glacer le sang ; qui agissait sans raison.
Qui lui lançait des morceaux de papier au visage.

Si, grâce à leur proximité, nombre d'entre eux atteignirent leur cible, le geste ne s'avéra assez évidemment pas douloureux. En revanche, il faisait peur. Une désagréable – presque humiliante – pluie de confettis, qui s'éloignaient en tournoyant lentement, jusqu'à atteindre le sol ; tout ça pendant que l'électricienne, désarmée, se frottait la paume, pour tenter de s'apaiser l'esprit.
Plus âgée que le jeune homme ; plus bavarde aussi ; et bien plus capable de partager son opinion. Mais désormais, face à lui, ce n'étaient plus que des jambes de coton et un regard fuyant qui s'exprimaient.

Elle n'avait plus envie de participer à cette conversation, Moth.
Elle n'était pas capable. Elle n'était pas la bonne personne pour le raisonner. Ce n'était pas si grave, si ?
(Ça restait un échec.)
Elle ne voulait pas laisser tomber (mais tout de même) (il l'avait repoussée) (et le sourcil haussé) (n'était-ce pas un avertissement ?)

« Je... »
Eh bien oui, quoi ? Hawk venait de lui couper l'herbe sous le pied. Il l'avait tout simplement invitée à se taire. Comment arranger cela avec des mots, s'il n'en voulait même pas ?
Il fallait bien lui apporter son aide, mais il rendait la tâche tellement compliquée.
S'il se contentait de l'écouter et de comprendre.

« Je n'ai pas besoin de connaître les détails pour savoir quelles actions sont bonnes et justes. »
Elle pinçait désormais ses manches entre pouce et index, la tête toujours un peu baissée, les épaules un peu plus relevées.

« Les tiennes, par exemple... »
Ça ne lui donna pas le courage de finir sa phrase pour autant.
Surtout après avoir été repoussée.
(Le geste l'avait prise par surprise, et elle avait cru perdre l'équilibre un moment – si Moth ne pleurait jamais, à cet instant, elle aurait presque pu sentir la moutarde lui monter au nez.)
Elle croisa à nouveau les bras, à défaut de savoir quoi faire d'autre, observant le jeune homme s'éloigner.
La froideur de ses mots était aussi décourageante que déconcertante.
Qu'était-elle censée faire ?
(Cela comptait-il encore ?)

« Qu'est-ce que tu fais encore là, si on est si désagréables ? »
Ça avait presque glissé tout seul.
C'était parce qu'elle était prise au dépourvu – tout simplement.
Elle n'avait pas voulu-
(et pendant qu'elle se cherchait des excuses, elle sentait son propre visage se décomposer)

« Enfin, ce n'est pas... »
Moth était bienveillante. Bien sûr que non, elle n'avait pas voulu dire ça.
Elle arrangerait les choses.
(Elle laisserait quelqu'un de plus compétent arranger les choses à sa place.)

j'aime pas faire la morale, mais...

Pourquoi ne ferme-t-elle pas sa gueule ?

Parce qu'il y avait un temps où les choses ne se déroulaient pas comme ça. Un temps où on lui reprochait parfois de ne pas comprendre - de ne pas avoir l'expérience pour comprendre - de ne pas faire l'effort, aussi, de comprendre - mais où elle arrivait quand même à aider. C'était un temps où les gens venaient la voir - où ses amis venaient la voir - lui demandaient conseil, et elle répondait comme elle pouvait, et souvent elle ne savait pas répondre, alors en plus de tendre l'oreille elle improvisait, et les gens étaient contents. Ils devaient bien l'être, puisqu'ils revenaient ; ils ne cherchaient pas à se dégager ; ils ne la repoussaient pas constamment.

Alors, qu'est ce qui avait changé ?
Que faisait-elle de différent ?
Pourquoi donc le monde avait-il décidé de se liguer contre elle, maintenant qu'elle avait choisi de mettre l'emphase sur ce côté naturellement altruiste qui la rendait fière ?

(Il y avait un temps où elle ne faisait pas ça pour se protéger des foudres de la nature.)

Ce serait un bon moment pour s'excuser, aurait-elle pensé à cette époque.
Mais même si l'idée germait dans un coin de sa tête, les mots s'étaient déjà coincé dans sa gorge, tout au fond - les mots d'excuse, les mots agacés, les mots blessants, les mots bienveillants. Elle ne savait que faire de cette sensation d'être démunie, incapable, de ne pas savoir y faire, avec lui, et celle du sait-il seulement à quel point c'est dur d'essayer de le gérer ?, pourquoi n'essaie-t-il pas juste, je ne vais pas y arriver.

Plus elle y pensait, plus le chemin vers une solution semblait s'entortiller, s'assombrir, se diviser.
Était-ce sa faute ?
Si la voix se brisait ?
(Était-ce sa faute, s'il ne respectait pas l'ordre, ses aînés, les décisions des supérieurs, s'il ignorait les conseils, s'il se fermait à la moindre remarque, s'il-)

Elle tournait en rond.
Résoudre l'affaire se résumait probablement à admettre-
Elle n'avait pourtant rien à admettre ;
Elle avait fait de son mieux et c'était toujours le plus important, pas vrai ?
Et s'il voulait partir, qu'il parte.

(Non.)
S'il voulait partir, c'était probablement mieux de le laisser. Qu'elle il elle? digère ses émotions. Qu'elle il réfléchisse à ce qu'il venait de se passer. Qu'elle cherche ses erreurs et trouve comment les réparer.
Une amie l'aurait suivi pour s'expliquer, s'assurer qu'il aille mieux, ne pas le laisser dans cet état.
Mais Moth n'était qu'une bonne samaritaine.
Et quand il prit la fuite, elle le regarda faire, coincée dans un champ de papier, dans un dédale de fausses bonnes attentions, dans la peur de s'être donnée en spectacle.
Enracinée.