On traîne les pieds, un peu.
Pas tant par fainéantise ou par récalcitrante, non, pas du tout.
C’est plutôt le dos qui est douloureux, les genoux qui le sont aussi. Les chaussures se sont faites un peu trop petites et elles ont toujours autant de trous sous les semelles. C’est vrai qu’il n’y a plus vraiment de magasins de chaussures, de nos jours, et il est compliqué d’en trouver non seulement à sa taille, mais également en bon état et les deux identiques.
C’est marrant.
De ne se préoccuper que de ses chaussures.
Avant, Janvi, oh, elle se préoccupait de tout, pas vrai ?
Il y a.
Très.
Très.
Très.
Longtemps.
(Elle ne s’étonne pas de ses habits qu’elle porte depuis tant, tant, tant d’années mais qui pourtant n’ont pas vieilli contrairement à son visage, sa peau, ses cheveux, ses os qui portent les traces du passage du temps. Elle ne s’étonne pas des ruines qui sont exactement les mêmes qu’il y a quarante ans.
Mais dans cette ville si étrange, finalement.
Finalement.
N’est-ce pas normal que tout soit resté figé dans le temps, sauf elle ? Sauf eux ?)
Janvi, elle voulait aller voir sa vieille amie Mojito.
Elles sont amies depuis si longtemps, pas vrai ? C’est même l’une de ses amitiés qui a duré le plus longtemps, et aujourd’hui, elle vient simplement aux nouvelles. Comme si nous n’étions que des voisins qui viennent boire le café tous les dimanches matins.
Elle avait laissé son sac dans sa cabane dans l’arbre. Elle avait oublié d’ouvrir son journal, ce matin (peut-être qu’elle aurait dû, peut-être qu’elle aurait compris que quelque chose clochait, peut-être que ses angoisses seraient revenues d’un coup parce que ce n’est pas normal—). Puis elle était passée dans les ruines de l’église, comme tous les matins, avant de prendre la direction de l’Happy Hour.
Avant, dans sa jeunesse, elle aurait escaladé tous les murs sur son chemin.
Maintenant, ses articulations douloureuses la dissuadent.
Janvi, elle n’en revient pas, que le temps est passé si vite—
Et alors qu’elle arrive aux abords du bowling, essoufflée, dos en compote et jambes qui ne réclament que du repos, elle croit reconnaître la silhouette qui est assise juste devant, sur l’une des chaises de la terrasse. Enfin, elle a un peu de mal, à te reconnaître, en réalité.
Pourtant, tu as le même visage qu’hier, non ?
Pourtant, elle t’a connu au fil des années, non ?
Pourtant, elle a vu ton visage qui s’est transformé avec le temps, non ?
Strike, on a tant changé, en tant d’années.
Cette boucle, on a su s’y habituer, finalement. Après tout, on l’a côtoyé, si longtemps.
Et si avant, avant, Janvi avait si peur de t’adresser la parole ou même de simplement te regarder, maintenant c’est un sourire moqueur qui étire ses lèvres. « T’es toujours pas mort, le vieux ? »
Elle allait te demander où se trouve Mojito, aller boire un café avec elle et ressasser le bon temps, les folies qu’elles faisaient ensemble lorsque leur corps le voulait bien. Mais finalement, c’est une chaise qu’elle tire et elle prend place à tes côtés.
« Alors. Ça donne quoi la retraite ? »
Si on peut vraiment parler de retraite, dans cette vie.
Si on peut vraiment avoir le droit à la retraite, dans cette vie.
(Si tu avais réellement l’âge d’être à la retraite, Strike…)
