[24/09] Stupide sensibilité poétique [Solo]

Le soleil se couche de plus en plus tôt, et naturellement Bambi lui aussi. La lumière est une ressource rare, et il n'est pas très avisé de lire dans le noir. Hier la pluie s'est abattue toute la journée. Accoudé à sa fenêtre, Eli a contemplé le spectacle. Il s'est demandé si le ciel ne se déchirera pas une seconde fois – une ultime fois. Le premier anniversaire de l'Apocalypse approche à grand pas. Ce ne serait pas de mauvais goût.

Mais c'était une journée trop ennuyante pour la fin du monde.
(C'est probablement ce qu'il écrira à Nugget dans sa prochaine lettre)
Alors il est allé dormir.

Avec les premiers rayons du soleil Bambi se réveille. L'aube est claire, trop claire pour la tempête d'hier. Selon la nouvelle logique de l'univers, ça c'est suspect. Les paupières encore collées à ses globes oculaires, il les frotte du revers de la main en se levant. Vêtu d'un pantalon jogging et d'un pull, il traverse sa librairie pour ouvrir la porte.

Et ça y est, il doit être mort dans son sommeil, parce que le paysage qui se déploie sous son regard n'a rien de réel. Les fleurs, partout, au milieu des débris, au centre de la verdure qui a repris ses droits, et le soleil qui les caresse de ses rayons matinaux. Puis ça lui revient : si le paradis existe il n'y a certainement pas droit parce qu'il est athée. Retour sur terre. Ce n'est qu'Arcadia Bay avec ses horreurs et ses merveilles.

Il veut claquer la porte et retourner dormir, mais là, dans le coin de son œil, une couleur vive attire son attention. C'est une fleur, l'air de rien, mais qui semble l'appeler. Stupide sensibilité poétique, songe Bambi. Il suppose qu'il pourrait la cueillir et la faire sécher. Ça pourra peut-être égailler son hiver – s'il survit jusque-là.

Et le vent se lève brutalement. Étouffe le pauvre Bambi, pris au dépourvu par la tempête. Il aurait dû s'y attendre, pourtant. Il la connait trop bien cette ville. Mais elle se joue toujours et encore de lui et de sa naïveté, de sa pauvre sensibilité poétique.

Il veut rentrer. Se mettre à l'abris et oublier cette terrible matinée. Mais la porte derrière lui ne s'ouvre pas. Le vent est trop fort, refait claquer le morceau de bois au moindre centimètre gagné. Abandonné de sa demeure, seul face au déchaînement des éléments, Bambi sent les larmes monter à ses yeux. Mais c'est seulement le vent qui les irrite. Main devant sa bouche, il tente de retrouver son souffle, mais c'est sans compter le temps qui se refroidit. Et il regrette de ne pas avoir pris ses gants ce matin-là, car il sent ses doigts s'engourdirent et picoter.

Bras croisés et replié sur lui-même pour conserver un peu de chaleur, il peste, il s'enrage. Pourquoi devait se retrouver là ? Pourquoi devait-il y avoir du soleil ce matin-là, et des fleurs, et cette fleur parmi toutes les autres. Orange au milieu de la grisaille, lumineuse comme un phare, l'appel qui le sauvera, peut-être, du naufrage ?

L'idée est folle, mais il n'en a plus aucune. Il peine à respirer et à se mouvoir, et il a terriblement froid. Et la fleur, elle, semble lui promettre la chaleur. Ou peut-être la fin de ce calvaire. S'il l'arrache, tout prendra-t-il fin ?
Ou signera-t-il la sienne ?

Alors il lutte contre le vent, s'avance vers la fleur avec l'énergie du désespoir.
C'est peut-être sa seule chance de s'en sortir vivant.

Il n'y a rien autour de lui. Rien que la tempête qui retient chacun de ses pas, le vent qui siffle dans ses oreilles, acouphène de l'enfer, l'eau dans ses yeux et l'air qui lui manque.
Et la fleur, la lueur, l'orange prometteur. Bambi ne l'aperçoit plus qu'à moitié entre ses paupières plissées. Il approche instinctivement, faut de mieux. Faute d'un autre plan. Car impossible de reculer sans se buter à nouveau à porter fermée, impossible de crier, demander de l'aide, alors que tout semble un désert.
Sa survie ne dépend plus que de lui.
Sur ses bras et ses genoux, le chemin lui semble plus facile.
Il arrive nez à nez avec cette fleur
triomphante des éléments
(comment peut-elle être encore là ?
comment ses pétales ne se sont pas arraché au vent ?
comment ?)
Sans plus attendre, il l'attrape par la tige
et l'arrache
(et espère qu'elle réchauffera ses pauvres doigts)

Tout se calme, tout s'arrête.
Brise sur sa peau.
À genoux au sol, la fleur entre ses doigts,
Bambi la regarde sans la voir.

Il se souvient, non, il revoit
sa chambre d'adolescent.
Il entend la musique, les rires,
et sa voix.

« Avoue, Eli, avoue, t'y avais jamais pensé. »

« Jamais. »

Sa propre voix qui craque sous l'hilarité. Ils ont quinze ans et rien n'a d'importance, pas même ce dont ils parlaient. Non, ce qui lui revient, à Bambi, c'est le bonheur à l'état pur, la joie d'être là avec lui, sans se poser encore mille questions. Ils sont biens et jamais Eli ne penserait que ça se terminerait.

(Il ne pensait pas encore que plus serait désirable
que sa joie est trop,
trop pour ce qu'ils sont,
des meilleurs amis
rien d'autre)

Pour le moment il rit,
ils rient,
et rien au monde ne pourrait nuire
à leur bonheur.

Rien sinon que dix ans se sont écoulés.
Et que c'est du passé tout ça.

Bambi reste immobile quelques minutes, absorbant encore l'émotion.
Il ne se rend pas compte qu'un sourire flotte sur ses lèvres quand il se relève enfin.
La porte de la librairie grince lorsqu'il la rouvre.
Il doit trouver un vase pour la fleur.