Remains of Nothing [PV : Mac - Date du calendrier : 1/11]

Elle est assise entre ses jambes, docile et droite, à se faire pouponner comme tous les matins. C'est leur rituel : elle s'installe devant lui et, armé d'une brosse, il démêle ses cheveux bruns et lui fait la coiffure de son choix.

Ce matin, elle veut des couettes. Il ne sait pas trop pourquoi, mais il laisse flâner ses doigts sur son crâne, caresse tendrement chaque mèche avec douleur. 
Faire durer le moment, le plus possible.

– Tu veux que je t'amène ce matin ? il propose sur un coup de tête.

Elle se tourne vers lui d'un air un peu offensé ; comment ose-t-il suggérer une telle idée alors qu'elle est une grande fille de dix ans, largement en âge d'aller à l'école toute seule.

Dix ans. Il a la sensation que cela devrait être plus ; qu'il a manqué un anniversaire, ou quelque chose.
Non, elle lui en aurait fait baver si ça avait été le cas.

Elle est intelligente – bien plus que lui – et en grande diplomate, elle coupe court aux négociations sans créer de vagues ; sans lui dire "désolée mais pas besoin de chaperon merci, je suis une grande fille tu sais".

– Tu peux pas, tu vas être en retard après.
– J'vais pas au lycée aujourd'hui. L'évier a sauté, j'vais à la décharge après.

Retour à la case départ, la petite s'agite triture un élastique entre ses doigts fins ; son regard croise celui de son frère dans le miroir. Elle prend son ton maternel, en grande donneuse de leçon : 

– Mais tu peux y aller demain à la décharge, y'a pas école, et puis, c'est important les cours, et papa va encore...

Elle s'interrompt, tandis que l'ombre d'un regret traverse son visage. Un silence inconfortable envahit la pièce ; sa main à lui s'est figée quelques secondes, avant de reprendre sa course. 

Retour à la case départ.

– Allez, t'as gagné,lache-t-il avec douceur. J'irai demain.


Trop de bruits, trop de gens ; il a l'épaule endolorie par une bousculade contre un casier. Il n'a rien dit, il n'en a pas l'énergie, et dans son sillage les ricanements de ses bourreaux résonnent comme un vieux refrain.

À quoi ça rime, tout ça ?

Tout lui semble encore plus creux et insignifiant que d'ordinaire,
(sauf Maddie, jamais Maddie.)

Invisible au fond de la salle de classe, il ignore quelle matière il est en train d'étudier, griffonne sur sa feuille quelques gribouillis macabres, martèle la mine de son crayon sur le papier avec une impression terrible, un déjà-vu sévère (un carnet, où est mon carnet). L'angoisse lui monte à la gorge lorsqu'un regard se tourne dans sa direction ; la sensation d'une centaine de paires de yeux braqués sur lui, seul, contre le reste du monde.

Tirant sur ses manches le long de ses bras, il jette des coups d’œil anxieux vers l'horloge, guette la trotteuse avec une agitation qu'il ne s'explique pas. 

Il aurait du amener Maddie à l'école, (faire durer toujours plus longtemps). En désespoir de cause, vaincu par une tempête balayant son estomac, Ashton lève la main, et s'excuse.

Il ne se sent jamais plus à l'abri qu'au sein de l'infirmerie, alors naturellement, il s'y rend le plus vite possible. L'infirmier le connait, c'est un régulier, comme un habitué dans son bar, il lui propose la formule du jour.

Quand Ashton rentre dans la salle de repos, le sanctuaire, il voit finalement la seule chose qui semble faire sens aujourd'hui.

– Salut, Liam. il lui lance d'une voix molle.

Il vient s'asseoir sur le lit à côté du sien, et guette d'un œil inquisiteur la présence d'une feuille de papier dans les environs, un pliage, une création. Il a du mal à visualiser Liam sans un origami dans les mains ; l'image du garçon assis là sans papier l'incommode plus qu'elle ne devrait.

Ashton ne se trouve pas très intelligent : mais il n'est pas assez bête pour ne pas se douter du genre de journée que son camarade est en train de passer.  Sans considération, toujours trop franc, il met les pieds dans le plat ; à quoi bon tourner autour du pot ?

Il n'aime pas faire semblant. De toute façon, il ne sait pas faire.

– C'est qui ? C'est Aaron encore ? Ou c'est...

Le prénom de Janvi meurt sur ses lèvres quand il réalise la singulière affection qui allait l'accompagner ; un sentiment presque fraternel. Pourtant, il déteste Janvi ; elle et toutes ses connasses de copines. Toujours à glousser comme des dindes, à cracher leur venin sur les réseaux, à tirer les autres plus bas que terre.

Non, évidemment, il hait Janvi.
Et il hait encore plus l'idée d'avoir de la sympathie pour elle.

– Quel gros con,  finit-il par lâcher, à défaut de trouver autre chose à dire.

Il n'a aucun mot réconfortant pour Liam, il sait qu'il n'en trouvera pas ; quoiqu'il puisse dire, Ashton sait, au fond, que les gens continueront de piétiner les garçons comme Liam, que  s'ils étaient destinés à quelque chose, c'était à se laisser emporter par le courant, laisser leurs corps se faire bousculer dans les rapides, jusqu'au jour où ils ne pourraient plus se relever.

Aujourd'hui est comme n'importe quel autre jour : leur vie est toute tracée.

– On se casse ?

Mais aujourd'hui, plus rien ne fait sens ;
et Ashton voudrait nager à contre-courant.

Rien ne fait sens aujourd'hui ; aussi, Ashton n'est que moyennement surpris quand Liam accepte.

C'est qu'il se le visualise comme un garçon sage ; jamais un mot au-dessus de l'autre, jamais un écart de conduite. Aujourd'hui, c'est Liam qui lui fait signe quand la voie est libre pour quitter l'infirmerie.
(il n'y a que Liam,
qui semble faire sens aujourd'hui)

Il y a quelque chose d'effrayant dans le silence des couloirs de Blackwell, une angoisse qu'il ne s'explique pas vraiment (où sont les enfants ?) et qu'il balaie aussi vite qu'elle est venue.

Quand Liam désigne discrètement une ombre au bout du couloir qu'ils doivent traverser, Ashton prend les devants et traîne son camarade derrière lui, avançant doucement vers leur issue. Lorsque l'ombre se rapproche néanmoins, le réflexe est immédiat ; il pousse le moins brusquement possible Liam entre deux rangées de casiers, le bras en travers de son torse et lui à côté. Sa respiration est coupée, et il reste immobile.
(il avait oublié à quelle point il était doué
pour ne pas bouger)

Au bout de quelques secondes interminables, il jette un œil et voit le concierge s'éloigner en direction d'un autre couloir. La voie est libre.

Silencieusement, Ashton adresse un pouce en l'air à son complice, avant de lui faire signe de le suivre sur la pointe des pieds. La porte d'entrée n'est qu'à quelques pas.

Et quand il l'atteint enfin, Ashton ouvre les deux portes en grand d'un geste rageur ; la liberté est à portée de jambes, aussi s'éloigne-t-il le plus possible du bâtiment, quitte à courir un peu, en espérant que Liam arrive à le suivre.

Au bout de quelques mètres, il lâche un long soupir de soulagement, s'étire et jette un coup d'oeil vers Liam.

Maintenant quoi ?

Ils pourraient séparer leurs chemins, aller chacun de leur côté ; mais après une évasion pareille, Ashton songe que ce serait du gâchis.
(et il n'a étrangement
pas du tout envie de rester seul)

– Bon, on va où maintenant ? T'aimes faire quoi ? il demande un peu maladroitement.

Dans un moment comme celui là, le manque d'amis d'Ashton se fait ressentir. Besoin de personne, il a l'habitude de se dire ; mais aujourd'hui, ça lui paraît bêtement inapproprié, sans trop savoir ce qui a pu changer par rapport à hier.

À quoi s'amusent les jeunes de leur âge lorsqu'ils font l'école buissonnière ? D'ordinaire, il aurait passé la journée à la décharge, à en fouiller chaque recoin ou à sauter d'une voiture à l'autre ; il imagine difficilement son ami (?) en faire de même.

En un coup d’œil vers Liam et ses airs de gros geek, il devine aisément le genre d'endroit où il préférerait aller.

– On va à la salle d'arcades ?

Ashton emboîte le pas de Liam sans se poser de question, sans se demander s'il ne préfèrerait pas rester seul plutôt que de se forcer à faire la conversation, à passer du temps avec quelqu'un qu'il ne connait qu'à travers des banalités échangées au détour de l'infirmerie ou entre deux classes. Quelqu'un dont il ne connaît qu'une passion assez fascinante pour les pliages, parmi quelques à priori qu'il s'est lui-même forgé.
(quelqu'un qui a vu l'horreur, comme lui, partagé la douleur,
laquelle, déjà ?)

Ashton ne se demande pas s'il a vraiment envie de passer le reste de cette journée avec Liam ; il a la sensation étrange qu'il le faut, car tout le reste ne lui laissera qu'un goût amer dans la bouche.

Quelque chose se perdra s'ils se séparent maintenant, mais il ne sait pas tout à fait quoi.

Et quand Liam lui fait part de ses inquiétudes, il ne voit pas l'intérêt de mentir, alors il avoue sans détour :

– Sûrement.

C'est qu'il est un habitué de la vie scolaire Ashton, toujours à débrancher le téléphone à la maison avant de partir au lycée, toujours à signer lui même ses absences, à soudoyer l'infirmier pour qu'il justifie lui-même celles qui nécessitent d'être justifiées.
Il connait toutes les bonnes combines.

– Mais on est vendredi, ils appellent jamais les parents le vendredi, p'têtre parce qu'ils se disent que c'est pas la peine avant le week-end. La prochaine fois ils te donneront un billet d'absence à faire signer par tes parents, mais ils vérifient pas les signatures alors tu peux le remplir toi-même. Je te montrerai comment faire si y'a besoin.

Parce qu'il l'a lui-même traîné hors des murs du lycée, Ashton accepte de s'octroyer la responsabilité d'aider Liam à effacer les preuves. Ce n'est pas tant par bonté d'âme ni pour le rassurer, que son envie de ne pas causer de problèmes à son camarade. Ils en ont tous les deux bien assez comme ça, pas vrai ?
( pas vrai ?)

Ashton se plait dans les silences, mais il a la sensation qu'il doit tous les combler, aujourd'hui, qu'il ne doit rien laisser au hasard ; c'est maladroit, mais il s'y essaie quand même. Des banalités, toujours, car il n'ose pas creuser plus loin pour l'instant ; parle de la ville, de quelques souvenirs du collège où ils allaient, de leurs professeurs. Entrecoupé de quelques silences un peu pesant, car il ne sait pas encore très bien s'en défaire.
(pourtant, il se sent différent,
c'est moins dur qu'avant de faire des phrases
comme un poids en moins,
mais depuis quand ?)

Et puis, ils arrivent ; il les y a consciemment amené au fil de sa discussion malhabile, et il se plante devant l'entrée un peu penaud. À l'intérieur, on peut vaguement entendre quelques mélodies de jeux et leurs bips incessants ; il n'y a pas l'air d'y avoir grand monde.

Il y est déjà allé Ashton, quelques fois, juste pour regarder car il n'avait pas d'argent pour jouer, et que ses parents ne lui en auraient jamais donné. Il avait regretté d'avoir amené Maddie une fois, et d'avoir du faire face à son visage déçu de ne pouvoir jouer.
(Aujourd'hui son visage le hante plus que jamais
et il n'est pas sûr de vouloir comprendre pourquoi)

Aujourd'hui, il a l'argent d'un déjeuner qu'il ne mangera pas, dans sa poche. Alors, il se tourne vers Liam, d'un air incertain :

– On entre ?

Ashton ne pensait pas trouver un endroit où il se sentirait moins à l'aise que Liam, car moins à l'aise que Liam ça ne semble pas pouvoir exister. Pourtant, il se sent si penaud passé les portes de l'établissement ; Liam a l'air de savoir où il veut aller, alors il le suit sans se poser de questions, en regardant un peu partout pour se trouver des repères, des choses qui lui sont familières.

– C'est League... euh... il l'a sur le bout de la langue. ...Lol ?

Il croit reconnaître le style graphique, mais il ne connait que le nom qu'il a vu défiler parfois sur certains reddits. Il a toujours eu de ces lacunes inhabituelles, qu'on ne lui soupçonne pas car, après tout, il est ce type silencieux du fond de la classe qui doit forcément avoir des hobbies obscurs, des trucs dont on ne parle pas trop en public, pour ne pas donner une raison de plus aux gens tellement plus cools de nous martyriser.

Il n'y a pas d'ordinateur chez Ashton, pas les moyens d'en avoir un, et il a eu son téléphone après tout le monde, au lycée, quand ses parents ont réalisé la nécessité de le contrôler hors des murs de la maison.

Au final, il a tenté de combler la majeure partie de son ignorance dès lors qu'on lui a mis son téléphone entre les mains ; mais il reste des domaines ou il se retrouve encore à la traîne comparé aux autres ados de son âge. Aussi le jeu ne lui inspire-t-il pas grand chose, et les équipes e-sport que son ami cite encore moins ; il n'entend que des suites de lettres et de mots étranges, et fait de son mieux pour traduire avec les infos qu'il a.

– C'est... Des gens qui jouent à Lol dans un stade ? il marque une pause, le temps de mesurer s'il a bien compris, avant d'enfin ajouter : Stylé.

Pas très loquace comme réaction, mais pour qu'il prenne le temps de le verbaliser, c'est qu'il doit bien le penser.

Il ne visualise pas très bien ce que ça peut donner de jouer à un jeu-vidéo dans un stade (ils font ça sur l'herbe ? qu'il se retient de demander), l'endroit ne lui parait pas particulièrement approprié. Et juste comme ça, un souvenir lui vient, et il se sent obligé d'en faire part quand bien même ça n'a rien à voir :

– Tu vois quand t'entres dans la salle info, le troisième ordi sur la droite à partir de la porte ? J'sais pas si tu savais, mais y'a minecraft installé dessus.

Ca a gagné une certaine notoriété au lycée, il paraît ; ceux qui se battent pour avoir le fameux troisième ordi sur la droite entre deux cours, ou pendant les cours, histoire de passer le temps. Et comme il est lancé, Ashton, et qu'il a un peu envie de se confesser pour une fois, il avoue :

– C'est moi qui l'ai installé l'année dernière.

Sans parvenir à lui révéler qu'il est la première personne qu'il met au courant de son grand secret.

On a internet ? est la première pensée qui le traverse quand Liam brandit son téléphone pour lui montrer le fameux stade, sans qu'il ne s'explique l'origine de cette pensée. La confusion se dissipe assez vite quand il se penche sur l'écran d'un air rêveur ; il ne sait pas ce que c'est cette histoire de faille, mais l'idée de voir peut-être plus d'hologrammes dans quelques années lui est séduisante.
(et inatteignable, balaie cet espoir,
mais pourquoi ?)

Naviguant entre les bornes les mains dans les poches en suivant son camarade, Ashton n'arrive pas à se décider s'il se sent tout à fait à sa place au milieu des machines ; une petite voix au fond lui murmure que oui ;
(qu'il voudrait voir à l'intérieur,
comment tout marche)

Mais ce qui le réconforte, ce n'est pas tant l'ambiance générale ou l'absence de jugement tout autour, mais peut-être l'entrain de Liam, qu'il n'a jamais connu autrement que comme un garçon réservé.

Malgré lui, Ashton tente de se convaincre qu'il n'a rien de bien impressionnant ; il n'est pas bon à grand chose (un bon à rien), et quand bien même  Liam le flatte, il ne sait en vérité pas trop quoi penser de son nouvel engouement. Aussi répond-t-il d'un ton un peu distant, mais sincère :

– Ouais, je pouvais pas payer la vraie version... Je savais pas que c'était toi qui l'avait fait. Je l'ai vue, je suis rentré dedans et tout. Grave stylée.

Lui n'a jamais eu la fibre créative sur ce genre de jeux, il se contente d'amasser le maximum de ressources précieuses comme un goblin, et d'expérimenter de systèmes de redstone toujours plus poussés ; et cette dernière pensée lui arrache un nouveau souvenir :

– Moi j'avais fait une maison qui marche, avec de la redstone et des pistons. Mais elle a pas tenu longtemps, les gens arrêtaient pas de la péter.

C'était le risque d'un jeu partagé par tout un lycée d'adolescents parfois cruels, il le savait ; Ashton a l'habitude de voir les choses se détruire autour de lui (et à la maison), alors ça ne lui arrache plus qu'un haussement d'épaule désabusé.

Quand ils s'arrêtent devant la machine à pince, Ashton penche la tête un instant d'un air intrigué. Il connait, bien sûr, mais n'a jamais tenté car on lui a toujours dit que ces trucs là étaient des attrape-nigauds, truqué pour faire dépenser de l'argent. Mais Ashton n'a jamais eu beaucoup d'argent à dépenser, alors il secoue la tête quand Liam lui demande s'il a déjà essayé.

Mais quand son ami se targue d'être doué, ça pique sa curiosité, et il répond au tac au tac avec un sourire large :

– Prouve-le.

Et sans hésitation, extrait une pièce de sa poche pour la lui tendre.

– Lui, là, l'oiseau rouge, il pointe du doigt dans la machine.

Ashton se demande souvent comment Hawk peut être aussi gauche et adroit à la fois, aussi délicat qu'engourdi, agile avec ses doigts quand il s'agit de faire des pliages précis et mesurés, complètement empoté lorsqu'il est question de... à peu près n'importe quoi d'autre, en fait.

Comment il peut faire tomber toute sa monnaie, pour juste après parvenir à attraper une peluche du premier coup ?

Il ne cache pas sa surprise ; il est impressionné. Ce n'est pas la première fois qu'il le surprend, et c'est peut-être difficile à voir car il n'en montre généralement rien, il ne sait pas trop faire, mais Ashton admire parfois un peu Liam dans ces moments ou il parvient à montrer l'étendu de certains de ses talents bien cachés. Il a un sourire en coin, un peu plus large que ceux qu'il arbore d'habitude, et il regarde successivement la machine et la peluche avant de demander :

– Comment t'as fait ?

Il se pose sincèrement la question, car il aime savoir comment les choses fonctionnent, et il n'ose imaginer le nombre de pièces qu'il aurait perdu à essayer d'attraper ne serait-ce qu'une peluche. Liam a réussi à attraper spécifiquement celle qu'il voulait, et il n'en revient toujours pas.

Le secret de Liam en revanche, il n'y comprend rien, et ça ne lui arrache qu'une expression vaguement perdue.

– Euh... Dix quoi ? Aux yeux ?

Avant de jeter un coup d'œil distrait autour d'eux, et de pointer du doigt la borne Tekken devant laquelle ils sont passés auparavant.

– On fait ça ?

Il n'est toujours pas sûr de comprendre ce que ces chiffres indiquent, ni de saisir l'entièreté des explications concernant la peluche et la machine ; mais ça n'a pas d'importance, et sans trop savoir pourquoi, ça le frappe soudainement, et il lâche sans réfléchir :

– T'as des yeux de faucon, en fait.

Ca lui va bien, qu'il songe sans pouvoir s'expliquer pourquoi.

Devant la borne Tekken, il est un peu perdu mais ne se démonte pas. Il n'est pas spécialement compétitif, ni mauvais perdant, alors il avoue sans détour :

– Jamais. Tu vas sûrement me niquer. il parcourt les personnages, en choisit un qui ne lui déplait pas trop et tente de lire son nom. Yo... Yoshimitsu ? Il est fort ? Il a l'air cool.

Il ne sait pas trop pourquoi ce personnage l'attire plus qu'un autre, parmi tous ces humains, pourquoi il se sent obligé de prendre un espèce d'alien à tentacules.

Et il écoute tout attentivement Ashton, hoche vaguement la tête et ponctue les indications de Liam avec des "ooh." et des "hmhmm." très éloquents. Il n'a pas trop l'habitude des jeux, et c'est d'autant plus visible en comparaison avec son ami, ses gestes sont beaucoup plus gauches et saccadés, ses réflexes plus lents ; il ne faut pas beaucoup de temps avant que le panda n'extermine l'alien en deux round.

Alors Ashton insiste, et relance un combat ; il pose des questions sur l'univers, et pourquoi il y a un panda qui peut combattre, et comment on fait ce combo, et combien de fois t'y as joué, et, oh, encore perdu. Sans hésiter, il relance encore ; pas tant pour s'améliorer ni pour arracher une victoire, que parce qu'il s'amuse réellement, et qu'il voudrait que ça dure encore un peu.

– Bon bah, encore perdu, qu'il ricane, incertain du nombre de défaites qu'il vient d'enchaîner. Mais j'ai réussi le combo cette fois, t'as vu ?

Malgré son regard constamment fatigué, Ashton a rarement paru aussi vivant ; il a un large sourire,
celui de quelqu'un qui goûte pour la première fois à une adolescence normale.
(toujours, il voudrait que ça dure,
pourquoi l'angoisse le rattrape maintenant ?)

À contrecœur, il regarde l'heure sur son téléphone ; son sourire s'évapore un instant lorsqu'il aperçoit celui de Maddie sur son fond d'écran. Il lui faut quelques secondes pour s'en détacher, balayer l'inexplicable chagrin qui l'envahit, et reprendre un vague semblant de sourire.

– Tu rentres à quelle heure d'habitude ? il demande, en lançant une dernière partie.

La proposition de Liam le prend de court, si bien qu'il prend un temps pour y réfléchir quand bien même il a déjà sa réponse dès le début :

– Ah, ça aurait été cool...

À quand remonte la dernière fois qu'il est allé chez un ami ?
(À quand remonte la dernière fois qu'il ne s'est pas senti horriblement seul ?)

Son embarras est réel ; il aurait voulu pouvoir répondre oui immédiatement, rester encore un peu avec lui, découvrir un autre de ses talents, ou l'écouter sur un autre de ses univers de geek.

Mais son téléphone encore en main, il jette un nouveau coup d'œil vers l'écran, hésitant.

– J'aurais bien aimé, mais je dois passer chercher ma sœur à l'école. il avoue enfin.

Et les mots semblent lui griffer la gorge, pointus comme du verre, et il ne sait pas pourquoi il appréhende tant d'en parler, pourquoi il a la sensation que son esprit veut hurler quelque chose ; comme d'habitude lorsque tout devient trop compliqué, Ashton balaie et ignore.

Il n'a jamais parlé de sa sœur à Liam, ni même à personne, car les conversations sont difficiles à tenir, encore plus lorsqu'il s'agit de parler de soi-même. Ashton a la sensation parfois qu'il suffit qu'un mot sorte pour que tout le reste suive sans qu'il ne puisse rien retenir ; le fait d'avoir tenue des discussions animées avec Liam aujourd'hui pour la première fois le conforte dans cette idée.

Il a peur de parler Ashton, de parler de Maddie, et de la maison, et de ce qu'il s'y passe.
Il vaut mieux tout enfouir, ne rien montrer, ne pas faire face au réel, le regarder dans les yeux est trop terrifiant ;
(et le sera bientôt
encore un peu plus)

Ashton pousse la porte de la salle d'arcade pour en sortir, la tient pour Liam, et doit se réaccoutumer à la lumière extérieur, une main au-dessus des yeux il regarde le ciel.
(qui paraît beaucoup trop calme
il fait trop beau, il veut courir)

– Le vendredi on va traîner un peu au parc après ses cours, souvent aux balançoires, 'fin ça dépend. On prend à manger aussi souvent.

Il baisse enfin la tête, scrute Liam d'un air gêné, planté là au milieu du trottoir sans trop savoir quoi dire de plus. C'est nouveau pour lui ces moments juvéniles, il ne sait pas quand ni comment les achever. Leurs chemins pourraient se séparer ici, ils ont passé un bon après-midi, qu'ont-ils de plus à se dire ?

– Tu veux venir ? C'est à côté.

(faire durer l'instant, encore rien qu'un peu
pour ne pas avoir à regarder la réalité dans les yeux)

– Elle a... Dix ans.

Il a un moment d'hésitation qui ne fait aucun sens à ses yeux, car il serait incapable d'oublier son anniversaire sans en entendre parler pendant des années. Mais le doute subsiste, la sensation d'avoir oublié une année (une fleur, entre deux pages) mais non, vraiment, ça ne fait pas de sens.
(ça ne peut pas
ça ne doit pas en faire)

Sur le chemin, il est heureux. Heureux que le ciel soit clair, heureux que Liam l'accompagne, heureux qu'ils tiennent une conversation, heureux d'aller retrouver Maddie.
(il l'a vue ce matin, ça semble être il y a une éternité,
et on ravale l'inexplicable angoisse qui gonfle dans la gorge)

Devant le parvis de son école, il faut attendre, adossé contre un mur. Quand la sonnerie retentit enfin, la marée de gosse s'échappe des portes de l'établissement dans des cris de joie familiers ; très vite, Ashton aperçoit les petites couettes de sa sœur qui discute avec deux amies. Il lui fait signe, et elle lève la main d'un air enjoué,
avant de se figer en voyant la tête bouclée juste à côté

Aussitôt elle marche vers eux à grandes enjambées énergiques et déterminées, ses copines derrière elles s'éloignent en échangeant des murmures et des gloussements, entre deux œillades vers les garçons.

Plantée devant Liam, elle ne se gêne pas pour le détailler de la tête au pied avec un étonnement mêlé de fascination. Ashton devine très bien ce qui se trame dans son esprit, elle n'a pas l'habitude de le voir entouré de qui que ce soit ; elle lui a même reproché, parfois, d'être un peu trop seul. Souvent, il se demande qui veille réellement sur l'autre entre eux deux.

D'un ton un peu sec, plus par maladresse que par réelle hostilité, elle articule :

– T'es qui ?
– C'est... un ami n'arrive pas à sortir, alors il contourne. ... Liam. On va au lycée ensemble. Il vient avec nous au parc.

Elle a d'autres questions en stock pour harceler le garçon, il la sent venir Ashton, de très loin même ; alors avant qu'elle n'ait le temps de demander autre chose, il la distrait immédiatement en lui plantant l'oiseau rouge sous le nez. La manœuvre fonctionne puisqu'elle lui arrache aussitôt des mains d'un air bien trop enthousiaste.

– Et ça, c'est de sa part.
– Oh, c'est Angry Birds, comme sur ton portable ! Trop cool... Merci !

Elle tourne la peluche dans tous les sens pour l'observer sous toutes les coutures, s'amuse à rentrer ses doigts dans la poche, à enfoncer le bec, à caresser le poil rouge. Finalement, elle lève ses yeux (bleus, comme ceux d'Ashton, mais tellement, tellement plus pétillants) et arbore un large sourire qui dévoile toutes ses dents.

– Je m'appelle Madison, mais mes amis m'appellent Maddie, alors tu peux m'appeler comme ça aussi si tu veux !

Et accompagnant le geste à la présentation, elle tend la main avec autant de politesse que d'assurance.

Sans perdre de temps, ni sa bonne humeur, Maddie s'élance et raconte avec entrain sa journée ; quand la prof l'a interrogée, les derniers ragots de l'école, ses devoirs de mathématiques, son A en géométrie, et des prochaines vacances. Ashton garde autour de ses épaules une étreinte protectrice.
(parfois, elle tente de s'en défaire, de se rebeller pour la forme,
mais il ne veut vraiment, vraiment, plus la lâcher)

Quand son frère mâche ou grommelle les syllabes, peine à parler longtemps, Maddie, elle, détache délicatement chaque mot, avec la précocité d'une enfant qui aurait grandi trop vite, qui aurait du apprendre tôt à articuler des phrases complexes pour exprimer des émotions tout aussi complexes. Parfois, elle sort un mot un peu élaboré, et Ashton doit lui faire répéter, autant parce qu'elle le prend par surprise que parce qu'il lui faut un certain temps de compréhension.

Arrivés au parc, elle jette sauvagement toutes ses affaires sur un banc –sauf la peluche, qu'elle pose avec tranquillité sur les genoux de Liam quand il s'assoit, le nommant officiellement gardien temporaire du Angry Bird– avant de courir le plus vite possible vers la dernière balançoire disponible.

Ashton est beaucoup plus lent derrière elle, et elle s'impatiente sur son siège ; d'un pas plus pondéré il la rejoint, et les rires commencent dès qu'il tire sur les cordes. Ca éclate un peu plus fort à chaque poussée, dès qu'elle sent ses mains dans son dos elle crie un nouveau "plus haut !" et il obéit, en bon serviteur. Il croit sentir son cœur s'envoler en même temps qu'elle, à chacun de ses sourires.
(mais il va forcément finir
par s'éclater par terre, non ?)

Au loin, elle fait des grands signes à Liam depuis son siège, d'un air de dire "Tu me vois bien hein ? Regarde je sais voler !" et ça dure de longues minutes, avant qu'elle ne se tourne vers son frère pour une nouvelle demande.

Ils reviennent vers le banc, et elle se jette dessus, juste à côté de Liam, pour s'enfoncer contre le dossier d'un air essoufflé. Ashton fouille ses poches, compte sa monnaie et jette un coup d'œil vers la roulotte au fond du parc.

– Je peux te la laisser deux secondes ? Je vais lui prendre à manger au vendeur à côté. Tu veux un truc ?

Et il les laisse là, jette un dernier coup d'œil derrière lui, comme s'il craignait qu'ils ne disparaissent dès qu'il aurait le dos tourné, avant de s'éloigner pour de bon. Maddie se tourne alors vite vers Liam dans un grand sourire, la scrutant toujours avec curiosité.

Elle a des petites manières bien soignées, contrastant avec son apparence sauvage ; comme si ses cheveux ne menaient pas une bataille sur le haut de son crâne, mèches rebelles s'échappant de ses élastiques et collant au front, elle demande avec le ton distant et poli de quelqu'un qui souhaite faire la conversation sans trop savoir comment s'y prendre :

– Tony ne m'a jamais parlé de toi. Vous êtes amis depuis longtemps ?

Elle balance ses jambes au-dessus du vide d'un mouvement juvénile, ignore probablement la dureté implicite de la remarque ; elle est un peu trop franche, comme le sont la plupart des enfants, mais surtout, comme l'est son frère. Et comme une grande dame face à une vieille amie, elle papote, échange des banalités, parle de Angry Birds, et des jeux du téléphone d'Ashton, et Tony il est trop bête des fois, et hier il a fait cramer des œufs pour le dîner, mais c'était bon quand même, et même qu'il a réussi à finir son rubiks cube qu'elle n'arrivait pas à terminer, et aussi il lui a fait des tresses la dernière fois et...

Elle déballe tout, sans aucuns filtres, comme s'ils se connaissaient depuis des années ; au bout de quelques minutes, Ashton revient avec deux gaufres qu'il distribue, et une canette qu'il ouvre pour lui et boit en silence.

Distraitement, Maddie lance un bout de sa gaufre à un moineau devant eux, avant de se tourner à nouveau vers Liam pour demander avec innocence :

– Dis, t'as une petite-amie toi Liam ?

À côté d'elle, Ashton est pris d'une quinte de toux en manquant de s'étouffer avec son soda ; il lui lance un regard parfaitement abasourdi.

– Pourquoi tu demandes un truc pareil...
– Juste comme ça. En ce moment, mes copines n'arrêtent pas de parler de garçons et de dire qu'elles veulent un petit-copain. C'est un peu agaçant.

Elle hausse brièvement des épaules, de la même manière qu'Ashton quand il a son air ennuyé, comme un écho de lui-même qu'aucun des deux ne remarque ; c'est fascinant, la génétique.

Ashton les a trop souvent entendues les rumeurs, il les connait par cœur, mais n'en croit aucune. Le lycée n'est qu'un enfer d'adolescents qui veulent tous se tirer vers le bas, lui y compris ; et dans ces murmures, dans ces phrases ou le nom de Liam apparait près du mot "gay", il ne voit qu'une insulte de plus, qu'une nouvelle manière de salir sa réputation.
(parce que c'est sale, hein ?)

Quand Liam parle, Maddie le regarde longuement, considérant chacun de ses mots. Elle a soudainement les yeux pleins de patience, similaires à ceux de son frère ; et elle baisse sa garde, cesse de balancer ses jambes, et son visage semble se voiler d'une certaine forme d'intelligence. Calmement, elle explique d'un ton un peu trop fataliste pour une simple enfant de dix ans :

– Oui, elles veulent juste faire comme les grands. Mais tu sais, si je leur dis que ça ne m'intéresse pas, elles vont me laisser toute seule et arrêter de me parler. Je préfère encore faire semblant, même si c'est pas juste.

Il est muet Ashton, comme le mauvais grand frère qu'il est, il n'a aucun mot de réconfort pour elle, car il n'en trouve pas. Il aimerait savoir quoi lui dire pour chasser cette injustice, mais ils savent tous les deux que les mots n'apportent que des solutions temporaires dans leur quotidien.
Il a l'amère sensation que quoiqu'il dise, ça ne changera rien pour elle. Ou pour lui.
Son estomac qui se serre vient lui rappeler à quel point il est hypocrite.
(il n'est jamais plus terrifié
que quand il doit passer par les vestiaires)
(((avec horreur, il craint le regard de trop
celui qui le trahira pour de bon)))

Alors en dépit de tout, son bras vient se loger autour des épaules de sa sœur ; maigre protection face aux déceptions de la vie. Elle ne s'en soucie pas trop, et vient voler quelques gorgées bruyantes dans la canette de son frère, avant de se tourner à nouveau vers Liam :

– Tu es très gentil.

Et elle tend la main pour lui tapoter la tête avec une certaine tendresse, une approbation officielle en quelque sorte ; elle l'aime bien. Alors la curiosité l'emporte, et elle continue, elle veut qu'il parle encore :

– Il font quoi comme travail ton papa et ta maman ?

Le klaxon le fait sursauter, mais c'est surtout l'interjection qui lui fait tourner la tête presque aussitôt, avant même qu'elle ait finie d'être prononcée, comme si on l'avait appelé. Et quand il réalise sa confusion, il se sent si idiot tout à coup.
(c'est le début du nom qui l'a induit en erreur,
il semblerait)

Il ne s'était jamais imaginé rencontrer le père de Liam un jour, non, il était étrangement persuadé que leurs chemins ne se croiseraient jamais, non seulement car il ne le souhaitait pas mais également car ça ne devait pas être possible. La vision de l'homme trapu s'approchant d'eux fait monter en lui une angoisse nouvelle, et il ne sait pas comment le regarder. Alors, pendant les quelques secondes ou Liam les présente, il détourne un peu le regard, sans savoir ou poser ses yeux.

Par chance, Maddie attire plus l'attention que lui, et leur échange le détend un peu. Sa sœur a une moue autoritaire pendant un instant, déclarant d'un ton un peu impétueux :

- Je ne suis pas une princesse, mais une reine ! Ou non, une impératrice !

Il ne sait pas trop ou elle va chercher ces idées, Maddie l'impératrice, mais songe que ça lui correspond ; elle a toujours eu plus d'autorité sur lui que l'inverse, fidèle serviteur qu'il est. Elle tend la main d'un air un peu guindé comme le sont les artistocrates, et le menton levé dignement pour bien porter sa couronne imaginaire. Finalement, elle éclate d'un ricanement léger, bien plus juvénile.

Et enfin, Ashton le regarde. Il ne reconnait pas grand chose de Liam dans son père, et cette pensée le rassure un peu ;
(il espère vraiment
que c'est pareil pour lui)

D'un geste un peu brusque, il se redresse sur ses jambes, droit comme un pic du haut de son mètre quatre-vingt-sept, et tend le bras d'un geste mécanique.

– Bonjour, monsieur Mackenzy.

Il jette des coups d'œil vers le visage de Liam dans l'espoir d'y détecter quelque chose, il ne sait pas trop quoi ; un signe, peut-être. En se levant, il a eu le réflexe inné de bien rabattre ses manches, les allonger pour qu'elles atteignent correctement ses poignets et ne laissent découvrir aucune marque.
(il meurt d'envier de les gratter,
ça faisait longtemps non ?)

Sa main est réticente ; il n'aime pas qu'on les lui prenne, mais il songe que la politesse face au père (militaire !) de Liam est probablement plus importante que ses craintes et ses désirs. Sa poigne est molle, fugace, elle se retire assez vite pour aller se réfugier dans les poches de sa veste, se soulager du toucher incandescent et impromptu.

– Désolé d'avoir, euh... fait sécher votre fils pour aller à la salle d'arcade à la place des cours. ... traîné Liam ici. Vous vouliez peut-être qu'il rentre tôt.

C'est débordant de maladresse ; Ashton n'a jamais bien sur parler aux adultes.