L’intérieur de la caravane de Poppy ressemblait à une salle de restaurant le jour de la Saint Valentin.

Ce n'était pas vraiment de son fait.
Le tissu rouge molletonné tendu sur les parois de la caravane donnait naturellement une atmosphère romantique à la pièce. Tante Maya l'avait choisi pour coller avec l'intimité de ses soirées blabla entre copines, où elles préparaient du thé et devisaient à voix-basse dans la semi-pénombre rendue étouffante par la fumée des cigarettes.
Désormais, la tenture écarlate était trouée de part en part, tâchée de vert et mangée par les mites. Le toit de la caravane avait été éventré pendant la Tempête et la bâche tendue pour protéger l’intérieur et récolter les eaux de pluie n'était pas totalement imperméable. Les gouttes qui s'en échappaient par intermittence avait fait fleurir des rubans de mousse le long des rainures du parquet.

Poppy avait consciencieusement vidé la caravane de tout ce qu'elle considérait douloureux inutile au lendemain de la Tempête. Elle s'était juste gardée la couchette du fond, isolée de la pièce par une couverture délavée en guise de rideau. L'espace restant était entièrement occupé par un bric-à-brac incompréhensible d'objets et d'outils, ordonné dans une logique qu'elle était la seule à connaître.
S'entassait là le fruit de deux ans de collecte acharnée, fragments de mémoires éclatées.

Son petit musée personnel.

La brune avait allumé des bougies fantaisies dans les recoins pour faire un peu de lumière. D'ordinaire, elle vivait dans le noir, ou à la lueur de sa frontale. Mais cette soirée était spéciale, et elle avait voulu rendre sa caravane plus chaleureuse. Accueillante.
Peu avait le privilège de pouvoir y entrer. Quelques camarades forains, des amis de confiance.

Et puis Key.

Qui cogne contre la porte sans serrure, pile à l'heure, comme toujours.  
Poppy ouvre, lui sourit. Elle aime bien sa politesse un peu désuète. Ça lui donne l'impression que tout va bien.
Qu'il n'y a vraiment aucune raison que les choses aillent mal.  

Elle essaye de dissimuler l'impatience dans sa voix en lui rendant son salut Poppy, un reste de pudeur ou de discrétion. Mais elle est aussi excitée que Key. Peut-être essaye-t-elle aussi de se montrer sage face à sa cadette, plus... comment disait maman ? mesurée.
Soit plus mesurée devant ta sœur, Louise.
Sa joie devient piquante. Amère.

Poppy chasse son malaise en s'écartant de la porte pour laisser la jeune fille entrer.  

« Pas mal. J'ai passé l'après-midi à l’hôpital pour remplacer des fusibles. J'ai cru que ça ne fonctionnerait jamais ! »

Bon Dieu, comme ça peut faire du bien, les banalités, de temps en temps. La légèreté. « Et toi ? Quelles portes est-ce que tu as ouverte aujourd'hui ? »

Aucune peut-être. Mais elle a forcément filé un coup de main quelque part. Poppy le sait d’expérience : il y a toujours quelque chose à faire pour s'occuper. « Plus que prête ! J'ai hâte de voir ce que tu as amené. »

Il y a comme un soupçon de défi dans sa voix, ou bien juste de la complicité, elle-même n'est pas sûre. Mais l'impatience lui brûle les veines. Même si elles se voient chaque semaines, Poppy ne se lasse pas. Elle se prépare, occupe son esprit à chercher, inventer, dans la seule finalité de pouvoir partager un peu de leur passion folle.
Continuer à se perdre dans les vestiges de leurs vies passées.

Poppy tire la porte derrière Key pour faire disparaître le ciel orange, les embruns portés par le vent et la rumeur de la fête foraine. Le reste du monde s'efface. Calfeutrée dans le velours, la caravane devient cabane intime, repère de brigands, cachette aux trésors.
Enfermée dans son dix mètre carré, la foraine a toujours l'impression de mieux respirer.
Elle se dit que c'est normal. Qu'il y a alors moins de choses à penser.
Que du plaisir en perspective.

Elle traverse l'espace exiguë en essayant de ne rien faire tomber – peine perdue – et invite Key à s'asseoir dans le coin où se côtoient deux coussins aplatis en guise de siège.
Elle pousse du pied les objets éparpillés par terre pour faire un peu plus de place. C'est là qu'elle passe ses après-midis pour bricoler, dans un sage bordel de clous et de vis, de marqueurs et de rouleaux adhésifs. Il lui arrive d'en avoir honte quand des clients se tiennent dans l'embrasure de la porte.

Mais pas avec Key.
Avec Key, chaque objet a un intérêt. Cela lui fait immensément plaisir de ne plus garder ses trouvailles pour elle. De voir des étincelles jumelles aux siennes dans les prunelles de la rouquine. Leur petit jeu a amené une nouvelle dimension à ses fouilles alors qu'elle commençait à s'ennuyer, à avoir de plus en plus de mal à chasser sa morosité. L'adolescente lui a procuré une nouvelle échappatoire, et elle se sent un redevable.

La foraine se surprend à sourire franchement – ça fait mal aux zygomatiques – alors qu'elle saisit le panier à fruit dans le coin cuisine. « Je ne serais pas si sûre de moi à ta place ! J'ai trouvé des trucs hallucinants cette semaine. » Elle tend le panier à Key en s'asseyant en tailleur à côté d'elle. C'est là qu'elle stocke sa récolte de fruits sauvages : mûres, groseilles, mirabelles et framboises. La fin de l'été est toujours généreuse avec les glaneurs. « Sers-toi, j'en ai assez pour nous deux. »

Malgré le délabrement de sa caravane, Poppy tient à demeurer une hôte convenable. Elle veut que Key se sente bien, que la soirée se déroule sous les meilleurs auspices. Alors elle laisse avec obligeance la priorité à sa cadette : « Toi ! Honneur aux invités. »
Elle ne peut plus s'arrêter de sourire Poppy. Et son cœur tambourine d'impatience dans sa poitrine en imaginant les trésors que Key transporte dans son sac à dos. Elle pense aux siens, qu'elle a entassé dans sa sacoche toute la semaine. Hallucinant se rappelle-t-elle avoir dit – le mot est peut-être un peu fort.
Mais la rouquine ne lui reprochera certainement pas d'avoir embelli la réalité.