Comme le fil de soie devient acier. (Ft Quilt) [XX/01/2021]

Quilt attrape un morceau de tissu dans la caisse posée à sa droite et en examine la couleur. Un beige assez simple, présentant malheureusement une large tache brunâtre. Espérant pouvoir lui rendre une allure un peu plus avenante en le lavant, elle le pose dans un coin.
Elle en saisit et, de ses doigts délicats, en juge la texture. Après quelques instants, elle l'envoie rejoindre l'une des piles qui couvrent sa table.

La caisse contient un assortiments de pièces de tissus, trouvées, reçues ou échangées. Certaines sont si petites que beaucoup les estimeraient inutiles – mais Quilt préfère les garder, au cas où – tandis que d'autres sont assez grandes pour en faire une jupe d'enfant. Toutes sortes de coloris et matières s'y mélangent également, faisant de la recherche d'un morceau spécifique une tâche inutilement compliquée.

Trois coups secs derrière elle arrachent Quilt à son tri. Avec un léger sursaut, elle relève la tête et descend de sa chaise. Elle n'est pas encore arrivée à la porte qu'une voix s'élève pour annoncer l'identité du visiteur. Saisissant la poignée, la couturière s'empresse de lui ouvrir avec un sourire.

« Oh, bonjour ! Entrez vite ; il fait bien meilleur à l'intérieur ! »

Immédiatement, elle s'écarte pour permettre à Scarf de passer. Pour porter en permanence une écharpe, son visiteur doit être bien frileux et elle s'en serait voulue de le laisser plus longtemps dans le froid de janvier.

« Enfin... Il ne fait particulièrement chaud ici non plus, mais c'est quand même mieux que dehors ! ajoute-t-elle en fermant la porte. Que puis-je faire pour vous ? »

La réponse devrait sembler évidente : Tavish ne porte pas son écharpe, mais se contente d'un simple foulard noir. Sa fidèle compagne, elle, se trouve dans sa main.
La question est cependant devenue automatique depuis un bon moment.

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La porte refermée, Quilt s’en éloigne en se frottant les bras. Son client a déjà commencé à avancer vers la table de couture, et elle se hâte de l’y rejoindre.

Lorsqu’il s’est pour la première fois présenté devant son seuil, Scarf a semblé bien intimidant à la jeune couturière. Il a cependant suffi qu’il ouvre la bouche pour qu’elle lui trouve un charme insoupçonné. Derrière son apparence quelque peu bourrue, se cachent en effet une délicatesse et une éloquence qu’elle n’imaginait initialement pas.

Tout en écoutant les explications, Quilt tend la main pour s’emparer de l’écharpe. Les multiples raccommodages qu’elle a déjà subis ne passent pas inaperçus et, par endroits, les mailles ne sont plus simplement usées mais se défont sous ses doigts. Craignant de voir le lainage se dégrader encore plus, elle cesse d'y chipoter et la serre délicatement entre ses mains.

« Enfin, vous devez le savoir mieux que moi-même, vous qui conversez avec tant de foules passantes sans fatiguer. J'avoue être admiratif de ce talent, et cherche encore à en comprendre le secret. J'ose espérer que c'est plus d'expérience que d'inné, sinon je risque de devoir vous embêter bien souvent par maladresse. »

Ne saisissant pas la question dissimulée derrière cette remarque, Blessing se met à réfléchir. Aussi loin que remontent ses souvenirs, elle s’y voit toujours en grande compagnie. Des goûters organisés chez elle quand elle n’était qu’une jeune enfant aux pyjama parties de son début d’adolescence, sa mère s’est toujours assurée de lui donner l’opportunité de socialiser avec ses camarades. Qui pourrait dire, à présent, si son goût de la conversation est naturel ou pratiqué ?

« Hmm… Je ne sais pas si c’est inné ou pas, mais ça fait très longtemps que je suis comme ça, dit-elle, songeuse. Mais, vous savez, même si ça l’est, je suis sûre que l’expérience joue beaucoup aussi ! Tout est possible tant que l’on fait des efforts, alors ne vous en faites pas trop ! »

Avec un sourire encourageant, Quilt reporte son attention sur la raison derrière la visite de Scarf. Bien qu’elle soit heureuse d’avoir été complimentée, elle doute d’avoir la diplomatie nécessaire pour faire face à ceux qui s’en sont pris à son pauvre client. Lui qui est toujours si aimable, il ne méritait certainement pas le sort que son écharpe et lui ont subi.

« C’est vrai que votre écharpe est dans un piteux état, cette fois… Je peux facilement arranger les bords qui s’effilent. Par contre, pour l’endroit qui a été déchiré, explique-t-elle en dépliant délicatement l’étoffe, je vais devoir re-tricoter une partie. Ce ne sera pas trop compliqué mais, si je dois le faire trop souvent, elle ne ressemblera plus à grand-chose… »

Elle s’apprête à proposer d’en tricoter une autre, toute propre et toute neuve. Après tout, il est presque certain qu'elle finira par devoir le faire. Mais, si Tavish préfère encore garder celle-ci tant qu'il le peut, autant essayer de la réparer.

« Je peux m’en occuper maintenant, si vous voulez. Et si vous n’êtes pas trop occupé, vous pouvez même patienter ici, au chaud. »

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Ravie de savoir que son visiteur pourra confortablement attendre de récupérer son bien, Quilt se plonge sans attendre dans ses réserves de fils. Trouver une pelote de couleur, texture et épaisseur appropriées n’est pas une tâche aisée, d’autant plus qu’elle farfouille sans être tout à fait concentrée. Derrière elle, Scarf s’est lancé dans de nouvelles explications, et elle reçoit avec curiosité chacun de ses mots.

Si on lui demandait la raison de son accueil si chaleureux, elle répondrait certainement qu’être aux petits soins de sa clientèle est la moindre des choses. Et elle en serait réellement convaincue, oubliant au passage ceux qu’elle chasse avec un sourire et la promesse d’un travail rapidement accompli.

En réalité, la présence de Scarf lui est particulièrement apaisante, malgré une pointe de nostalgie qu’elle ne parvient pas tout à fait à situer. Elle n'oserait lui voler la parole et ainsi, lorsqu’il déclame, Quilt prend le temps de se taire et d’écouter.

Aujourd’hui, la situation semble cependant différente. Si la conversation commence de manière agréable, le sujet s’assombrit bien vite. Réalisant ce que lui demande Tavish, Blessing se saisit et, dans un mouvement fluide, se redresse et se tourne vers lui. Les yeux écarquillés sous la surprise, elle délaisse finalement l’écharpe et porte sa main à sa bouche.

A-t-elle seulement eu vent d’histoires surnaturelles ? Oui et non, sans doute. Des rumeurs, elle en entend beaucoup, mais elles sont rarement très précises. Rares sont ceux qui offriraient à une simple couturière des renseignements de grande valeur, et plus rares encore sont ceux qui oseraient lui confier leurs propres secrets.

De simples commérages – provenant de sources douteuses et probablement déformés avec le temps – doivent être manipulés avec prudence. Même une jeune fille aussi bavarde que Quilt en est consciente, aussi se sent-elle gagnée par l’incertitude.

« Pourquoi… Pourquoi votre amie veut-elle ce genre d’informations ? demande-t-elle doucement, comme si elle craignait d'être entendue. Qu’est-ce qu’elle compte faire une fois qu’elle les aura ? »

Blessing n’imagine pas un seul instant que Tavish puisse avoir de sombres intentions. Elle sait son coeur bon, et a donc la conviction qu’il ne souhaite causer de tort à personne. Il se peut cependant que, aveuglé par l'amitié ou par l'espoir, il ne réalise pas la gravité de la situation.

« Est-ce que vous pensez... que la situation pourrait s’arranger si on en savait plus au sujet de tous ces phénomènes étranges ? »

Blessing en doute fortement. Certaine que le destin de la ville ne repose pas entre les mains de l’humanité, il lui paraît inconcevable d’entreprendre quoi que ce soit hormis la prière. Mais elle est bien consciente que tout le monde ne partage pas son point de vue. Si l’espoir fait vivre, peut-être est-ce même préférable.

« Oh, et, je vous prie, asseyez-vous ! »

D'un geste vif qui trahit sa nervosité, elle tend la main en direction d'un fauteuil.

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La vision de Scarf prenant place dans le fauteuil est rassurante. Quilt a moins l’impression qu’il l'interroge en se tenant sur le départ, et plus qu’il s’installe pour une conversation amicale.

Son honnêteté la touche également, même si elle n’en attendait pas moins de lui. Il semble non seulement comprendre ses inquiétudes, mais également avoir réfléchi à la situation. Peut-être son amie est-elle effectivement une personne de confiance. Elle n’est cependant pas celle ayant commandité l’enquête de Tavish. Qui sait par combien de personnes passeront les informations que collecte le serviable libraire avant d’atteindre leur ultime destinataire ?

Avec toute l’attention qu’elle est capable de fournir, Blessing écoute et considère le point de vue de Scarf. Il n’est en réalité pas si éloigné du sien, et son visage trahit sa surprise face à cette découverte. Étant donné qu’il tentait, à peine une minute plus tôt, de grappiller des renseignements sur le surnaturel, elle aurait cru son client plus optimiste, voire téméraire.

« L'on verra bien ce qui nous attend » dit-il d’un air rassurant. Et il a raison ; réfléchir à tout cela nous cause certainement plus de mal que de bien. Qu’il extrapole ou qu’il soit sur la bonne voie n’a que peu d’importance. À quoi bon s’inquiéter si le sort n’est pas entre nos mains ?

Blessing se laisse presque convaincre, se laisse presque emporter par le ton à présent léger – presque nonchalant – de Scarf. Mais elle se ravise soudain et attrappe un remailleur, réalisant qu’elle ne s’est toujours pas mise au travail.

« En général, je suis du genre à voir le verre à moitié rempli, commence-t-elle avec un rire gêné. Mais je suis plutôt d’accord. Tout ça… Ce ne sont pas des choses contre lesquelles on peut lutter. Nous ne sommes qu’humains, alors comment pourrions-nous espérer triompher face à des phénomènes aussi… irréels ? »

D’une main agile, elle commence à refermer les mailles ouvertes.

« Au début, quand nous nous sommes retrouvés prisonniers ici… Je pensais que c’était un châtiment céleste. Une épreuve pour tester notre foi ou la pureté de nos cœurs. Quelque chose comme ça, tente-t-elle d’expliquer, se rendant compte qu’elle a à présent oublié quel était son sentiment exact. Mais maintenant, je ne sais plus... C’est comme si des puissances maléfiques étaient à l'œuvre dans l’ombre. J'aimerais pouvoir continuer à croire que le Seigneur est à l'origine de ces événements, mais je ne suis pas sûre de pouvoir... »

Gênée, Blessing garde les yeux baissés, soulagée que son ouvrage lui donne une excuse pour ne pas croiser le regard de Scarf.

« Par moment, je suis terrifiée. J’essaye d’éviter de penser à toutes ces histoires mais c’est difficile. Même si mes amis savent que je n'aime pas trop tout ça, je finis toujours par entendre une nouvelle rumeur étrange ou à repenser à quelque chose qu’on m’a raconté. Et je me remets à avoir peur. »

Elle soupire doucement, chose qu’elle fait rarement en public. Mais l’heure n’est plus au maintien d’une attitude joviale.

« J’aimerais pouvoir vous aider, mais je ne sais rien de vraiment concret. Sans doute rien qui pourrait aider votre amie. Il n'y a pas grand monde qui se confie réellement à moi. »

Elle le savait déjà, et pourtant prononcer ces mots la fait souffrir plus qu’elle ne le pensait. Elle a, bien sûr, divers amis. Elle en a toujours eu. Elle n’a jamais été seule. Et malgré ça, elle prend conscience de la distance qui semble toujours se maintenir entre elle et les autres. A-t-elle actuellement dans sa vie quelqu'un qui oserait se dévoiler entièrement à elle ? Elle n'en est pas certaine.

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Aux oreilles de beaucoup, les paroles de Scarf paraîtraient excessivement pessimistes mais, pour Blessing, elles semblent des plus raisonnables. Car ce n’est pas la mort que craint Blessing. Si le Jugement Dernier devait s’abattre sur Arcadia Bay dès demain, elle l’accueillerait avec confiance.

Non, c’est bien la vie qui l’inquiète. Ce sont les cauchermars auxquels elle et ses concitoyens devront encore faire face avant de trouver le salut. C’est l’atmosphère de plus en plus angoissante qui semble s’abattre sur la ville. C’est le cœur insondable des uns et des autres.

Elle hoche la tête en écoutant, loin d’être réellement rassurée, mais néanmoins plus calme qu’auparavant. Plus calme, mais pas nécessairement pour les bonnes raisons, car la jeune fille se sent à présent ridicule de se laisser aussi facilement affecter par tout cela. Tavish a beau dire ne pas partager ses croyances, elle se dit qu’elle ferait bien mieux de suivre son exemple. Lui, qui parvient à aborder le destin avec assurance, semble tellement admirable comparé à elle.

Mais peut-être est-ce aussi cela que d’être un adulte ? Parvenir à faire la part des choses et ne pas angoisser inutilement.

Si seulement elle pouvait être aussi sage que Tavish lorsqu’elle aura son âge, songe-t-elle avec espoir. Si elle tient de son père, ça ne devrait pas être impossible. Lui aussi était empli de sagesse. Il parlait peu, mais chacun de ses mots semblait avoir été choisi avec soin. Si les deux hommes avaient eu l’occasion de se connaître, ils auraient certainement pu être de bons amis.

Son cœur se serre à mesure qu'elle s'attarde sur ces pensées. Bien que Blessing ne puisse pas prétendre avoir été particulièrement proche de son père, l'amour qu'elle avait – a toujours – pour lui est certain. Craignant de se montrer encore plus misérable qu’elle ne l’a déjà fait, elle prend la parole en espérant soulager la tension dans sa poitrine.

« Merci pour vos encouragements, et désolée de m’être laissée aller comme ça, entame-t-elle avec un regain d’énergie. Je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui... Vous venez pour une réparation, me posez une simple question, et moi je vous embête avec mes histoires ! »

Elle ponctue cette dernière phrase d’un petit rire censé souligner le ridicule de la situation, mais il sonne faux. Qu’aurait dit sa mère si elle l’avait vue comme ça ? À se répandre ainsi face à quelqu'un qui ne lui a rien demandé ? Elle l’aurait trouvée pathétique. Elle aurait eu honte d’elle. Elle lui aurait dit d’arrêter de se plaindre.

Visiblement, son absence rend Blessing complaisante.

Il est temps de s’attaquer au gros de l’écharpe, et la jeune couturière s’empare de la pelote qu’elle a sélectionnée. La couleur n’est pas identique à celle du corps de l’écharpe, mais il faudra faire avec. Avec un peu de chance, la différence ne se remarquera pas lorsqu’elle sera portée.

« Et vous avez certainement raison. Au lieu de m’inquiéter de tout ce à quoi je ne peux rien changer, je devrais sans doute me contenter d’aider les gens en faisant mon travail. Peut-être devrais-je en faire une bonne résolution pour cette nouvelle année ? plaisante-t-elle. Il n'est sans doute pas trop tard. »

La proposition se veut amusante plus que sérieuse. Si Quilt apprécie les conseils de Scarf et ne doute pas de leur valeur, elle ne s'imagine pas capable de changer aussi radicalement.

« Je me dis depuis le début que, si nous nous unissons, nous pourrions accomplir un miracle. Après tout, c'est grâce aux efforts de chacun que nous avons survécu jusqu'à maintenant. Est-ce que vous pensez que ce serait possible ? Que nous finirons par réussir à tous nous unir ? »

Curieuse, elle relève les yeux de son ouvrage pour scruter le visage de son interlocuteur.

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Un grand groupe est toujours divisé en sous-ensembles. Effectivement, malgré le peu d’expérience que possède Quilt, cela lui semble se vérifier. Elle se rappelle lorsqu’elle était au lycée, il n’y a même pas deux ans. Il y avait généralement une bonne ambiance entre les différents élèves mais rares étaient ceux qui, comme elle, se mêlaient à tout un chacun. La plupart se satisfaisaient de leur groupe d’amis, sans chercher à interagir plus que nécessaire avec les autres.

Quilt n’est pas naïve au point d’imaginer tous les habitants de la ville dansant main dans la main. Une telle masse de gens, si différents les uns des autres, ne pourrait certainement pas devenir de véritables camarades. Mais, au vu des circonstances, elle aimerait au moins qu’ils puissent mettre de côté leurs conflits et s’unir sous une même bannière.

Pour elle qui a justement choisi de ne s’allier à personne après la Tempête, n’est-il pas hypocrite de maintenant réclamer cela ?

Elle aurait souhaité un avis. Quelqu’un pour confirmer que ses espoirs n’étaient pas complètement infondés. Ou, au contraire, qu’on lui dise fermement que ce serait impossible.

Malheureusement, la réponse de Scarf est trop vague pour remplir un de ces deux critères et Quilt n’ose pas insister. D’une part parce qu’elle ne doute pas que Tavish a, en fait, répondu à sa question – elle sait qu’elle n’est pas très maligne, ça lui a assez été répété – et qu’elle n’a simplement pas compris ; d’autre part parce qu’il a déjà changé de sujet et qu’il serait malvenu de l’interrompre pour si peu.

Et puis, il vient de la comparer à un rayon de soleil. Ce n’est pas tous les jours que Quilt reçoit un tel compliment et, interrompant son tricot, elle relève vers Scarf un visage rosé et souriant. Alors qu’elle espérait pouvoir lui montrer sa joie, elle le trouve contemplant son parquet avec un regard des plus sérieux et préparant ce qui semble être à la frontière entre un conseil et une critique.

Elle sait que le monde n’est pas fait que de bonnes intentions. Par-delà ses murs, se trouvent des menteurs, des escrocs, des voleurs, mais Blessing ne souhaite pas les réduire à cela.

« Vous allez me trouver naïve… commence-t-elle en reportant les yeux sur son travail, certaine que Scarf ne partagera pas son point de vue Mais je ne pense pas pouvoir rejeter quelqu’un juste parce qu’il est malhonnête. Dans d’autres circonstances, ces gens auraient pu être de bonnes personnes. Et je pense même qu’il n’est jamais réellement trop tard pour ça. C’est vrai qu’il est peu probable qu’ils se repentissent juste parce que quelqu’un fait l’effort de leur tendre la main, mais ça serait encore moins probable si tout le monde leur tournait le dos, non ? »

Blessing a beau s’entêter, elle comprend ce que veut dire le libraire. Elle n’oserait d’ailleurs pas lui donner tort même si, au fond, elle aimerait pouvoir. Mais les choses ne sont pas aussi simples qu’elle le souhaite et, seule, elle n’a que peu de pouvoir.

« Mais je vais suivre vos conseils et serai prudente. Merci de vous inquiéter de moi. »

Elle relève à nouveau le visage vers Tavish, espérant cette fois pouvoir croiser son regard et ainsi lui communiquer sa gratitude.

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Le ton devient sec et les conseils paraissent se transformer en leçons. Face à la fermeté de cette déclaration, Blessing ne peut s’empêcher de ressentir une certaine frustration. L’idée que la repentance est un voyage personnel est loin d’être un concept inédit ; il lui paraît même évident. Et pourtant, pour elle qui se nourrit des soucis des autres, il est vexant de se voir ainsi sous-entendre que son aide n’est pas nécessaire.

Mais aucun argument ne lui vient pour corriger Tavish. Son ton, ferme et solennel, semble lui crier qu’il a raison et son cœur se serre inconfortablement dans sa poitrine.

Blessing accueille donc avec soulagement le changement de sujet, qui vient gentiment chasser ses incertitudes. Non seulement est-elle loin d’être seule dans ses convictions, mais Scarf semble également les respecter plus que sa réaction initiale ne l’aurait laissé croire. Peut-être n'est-ce au final qu'un détail ? Qu'une manière de voir les choses ? Bien sûr, l'intéressé est celui qui réalise l'acte de repentance, mais cela ne signifie pas qu'il doit avancer seul tout au long de son trajet.

« Oh, vraiment ? Je n’aurais pas cru ! Si vous en retrouvez, je veux bien que vous m’en apportiez un. Ça doit être très intéressant ! »

Blessing ne lit pas beaucoup, et encore moins des auteurs étrangers. Ses connaissances en littérature se limitent aux livres étudiés dans le cadre de ses cours d’anglais. Tous d’auteurs américains et, après que sa mère ait pris en charge ses leçons, mormons. Mais elle se fait de la poésie – et, plus encore, de la poésie française – une image romantique et raffinée. Elle s’imagine déjà, lisant le soir au coin du feu, et a hâte de découvrir ce que ces fameux plaidoyers peuvent bien raconter.

Son sourire tout juste retrouvé ne se laisse pas ébranler par la déclaration énigmatique de Scarf. Elle questionne à peine l’air peiné avec lequel il continue à fixer le sol, n’y voyant rien de plus qu’une légère timidité due à leurs opinions divergentes.

« Votre repentance ? Mais vous êtes toujours si gentil ! Quelles que soient les erreurs que vous ayez pu commettre, elles doivent être rachetées depuis longtemps, répond-elle naïvement, tout en admirant comme son ouvrage prend forme. »

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Quilt hoche la tête en souriant, satisfaite par la réponse de Scarf. Quoi qu’il puisse se reprocher, c’est visiblement derrière lui. Un homme avec un cœur aussi bon que le sien ne devrait pas s’alourdir inutilement de reproches.

« Tant mieux ! Le principal, c’est d’aller de l’avant. »

Sur cette exclamation positive, elle relève les yeux et trouve son client occupé à scruter, non plus le sol, mais l’écharpe. L’intensité de son regard est telle qu’il lui semble être en grande réflexion, et la jeune couturière se sent soudainement inquiète.

Elle est personnellement assez satisfaite de son travail. La déchirure aura bientôt disparu, comblée par un maillage neuf dont la jointure a été arrangée de manière à être la moins visible possible. Il reste certes quelques retouches à faire mais elles ne changeront pas l’allure générale de l’écharpe et, limitée par le matériel à sa disposition, Quilt ne peux malheureusement rien faire pour empêcher la légère différence de couleur et de texture entre le tissu originel et la partie nouvellement créée.

Elle pensait avoir expliqué tout cela à Scarf avant de commencer, mais craint à présent qu’il n’ait pas réalisé l’ampleur des réparations comparé aux légers rafistolages qu’elle a pu faire par le passé.

Alors qu’elle s’apprête à l'interroger, Tavish prend la parole, la forçant à mettre ses questions de côté. À nouveau touchée par sa gentillesse, elle en oublierait presque ses doutes.

« Merci beaucoup ! Je n’hésiterai pas à venir vous voir si j’ai des soucis. »

Elle s’attarde principalement sur la fin de sa proposition. Du tort, on lui en cause bien sûr de temps à autres. Sans que Scarf ne lui en parle, Blessing était déjà bien consciente du fait que tout le monde ne lui rendait pas sa bienveillance.

Certains profitent de sa naïveté pour la manipuler et obtenir ce qu’ils désirent, parfois même sans qu’elle ne le réalise. D’autres, insensibles à la faiblesse et à l'innocence de leur victime, n’hésitent pas à recourir directement à l’intimidation ou la violence. Et, impuissante comme elle l’est, elle ne peut que se contenter d’éviter ensuite de recroiser leur chemin.

Si Scarf la soutenait, cette situation pourrait-elle changer ? Elle songe à l’écharpe où ses aiguilles s’affairent, si tristement abîmée après que son propriétaire ait été attaqué. Non, elle ne pourrait se résoudre à lui causer du souci et réalise avec regret qu'elle vient de lui mentir.

« Si je peux vous être utile, n’hésitez pas à me demander de l’aide non plus. Même si je ne pense malheureusement pas pouvoir faire beaucoup plus que ce que je fais déjà. »

Et peut-être est-ce déjà bien comme ça. N’est-ce pas, après tout, la leçon que Tavish a tenté de lui inculquer ?

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À la remarque de Scarf, Quilt réalise la pointe d’humour derrière ses encouragements. C’était tout à fait involontaire ; sa créativité ne s’étend pas au langage et elle prête rarement attention à la subtilité des mots. Elle se réjouit néanmoins de voir Tavish s’amuser de l’ironie de la remarque, tout en espérant qu’il comprenne sa sincérité et ne la prenne pas que comme une plaisanterie.

Elle s’amuse en revanche moins de la vitesse à laquelle son offre d’aide est rejetée. Certes, elle tenait plus d’une réciprocation polie que d’une réelle proposition. Certes, son jeune âge suffit à justifier les limites de ses compétences. Et, certes, le refus est formulé assez gentiment. Mais la jeune fille aurait tout de même aimé avoir l’impression que son offre était réellement prise en considération avant de se voir remettre à sa place.

Avec un hochement de tête peu convaincu, elle décide qu’elle ferait bien mieux de se focaliser sur le fait que Scarf paraît au moins satisfait de la tâche qu’il est venu lui confier.

« Tant mieux si ça vous convient. Il me reste encore quelques petites retouches à faire avant de pouvoir vous la rendre, mais vous ne devriez plus devoir attendre trop longtemps. »

Elle réfléchit cependant encore quelques secondes aux paroles de Tavish, essayant de comprendre ce qu’il a réellement voulu lui dire.

« Vous pensez que ce qui compte est d’avoir de bonnes intentions ? Et que le fait de réussir ou d’échouer à les appliquer n’est pas réellement important ? »

Si c’est le cas, elle n’est pas certaine de comprendre en quoi partager ce point de vue risquerait de lui faire perdre de son innocence. Il lui semble, après tout, assez idéaliste.

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C’est à la manière d’un professeur que Scarf entreprend de répondre à la question, offrant une introduction factuelle avant d’entrer dans le vif du sujet et de donner son opinion. Loin d’être nécessaire, cette approche vexerait sûrement certaines personnes, qui aurait l'impression d'être pris de haut. Mais ce n'est pas le cas de Quilt. Au contraire, l’attitude posée et éloquente de Tavish la conforte dans la confiance qu’elle lui accorde.

Elle accomplit son travail avec fierté et expertise, mais il lui arrive parfois de s’interroger sur ses autres compétences. Comparés à ceux qui se tiennent au devant de l’action dans la ville ravagée, il lui semble n’être que peu de choses. Mais si être une bonne personne suffit à Scarf, s’il se satisfait réellement de sa gentillesse et de ses coutures, peut-être pourrait-elle cesser de se poser tant de questions.

Lorsqu’il détourne son visage vers la fenêtre, la lumière blanchâtre de l’hiver vient souligner ses traits pour lui donner un air sombre et fatigué. Qu’il est rassurant de ne pas se sentir seule face à ses peurs, mais qu’il est inquiétant de les entendre confirmées.

« Vous semblez y avoir beaucoup réfléchi... J’ai la même impression que vous. Je pense que, tôt ou tard, quelque chose va se passer. Quelque chose qui pourrait être encore pire que ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Mais je ne me suis pas vraiment demandée ce que je ferais à ce moment-là… Pas du tout, en fait. »

Pendant que Tavish réfléchissait aux alliés sur lesquels il pourrait compter si les choses devaient mal tourner, que faisait Blessing ? Sans doute s’efforçait-elle d’ignorer les signes avant-coureurs d’une catastrophe.

Elle se lève et s’approche avec un sourire tendu du fauteuil où est installé Scarf. Après un bref coup d'œil vers l’extérieur, elle se tourne vers lui et lui tend son écharpe.

« Voilà, j’espère que ça vous conviendra. Si vous n’avez pas d’autres accidents, elle devrait pouvoir tenir encore un moment. »

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Blessing tient généralement l’opinion de Tavish pour vraie. S’il s’agissait de quelqu’un d’autre, elle trouverait peut-être trop désinvolte la manière dont il lui suggère de ne pas s’en faire. Mais elle sait le libraire réfléchi et source de bons conseils. Aussi parvient-elle rapidement à mettre de côté l’inquiétude que leur conversation a fait naître en elle, oubliant les mystères du futur pour se refocaliser sur le présent.

Quilt sait déjà que Scarf est satisfait de son travail. Aujourd’hui seulement, il le lui a fait comprendre plus d’une fois. Et pourtant, elle ne peut s’empêcher de s’inquiéter légèrement en le voyant examiner son ouvrage. Qui sait, après tout, s’il n’y a pas un défaut qu’il ne remarquera qu’en ayant l’écharpe en main ? Elle attend le verdict en le fixant intensément, guettant sur son visage le moindre signe de déception.

Mais aucun ne vient. Au contraire, Blessing reçoit des remerciements si chaleureux qu’elle en ferait presque un bond de joie. Le visage illuminé d’un grand sourire, elle suit Scarf jusqu’à la porte, d’où elle le regarde s’éloigner en lui faisant signe.

« De rien ! J’espère vous revoir bientôt ! s’exclame-t-elle en regrettant qu’il ne soit pas resté discuter avec elle encore un peu. Ah, mais pas parce qu’un de vos vêtements a besoin d’être réparé ! Juste comme ça ! »

Une fois certaine qu’il s’est mis en route, Blessing referme la porte. Elle retourne vers son bureau d’un pas rapide et s’empare des morceaux de tissu qu’elle avait entrepris un peu plus tôt. Tant qu’elle est au travail, les incertitudes qui sont remontées à la surface aujourd’hui n’émergeront pas complètement.

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