C'est moi le roi du royaume animal | [PV Cursed][FB Août]

Fortnite cogne  dans un soupir désaltéré la céramique de son bol contre la table  en bois ; il lui a fallut cinq minutes montre en main pour engloutir ses céréales engorgés de lait. Le sourire satisfait surmonté d'une délicate moustache blanche, la félin se dit qu'il a mieux à faire que de se mêler au reste des enfants pour la journée ; trop humains et banals pour lui, aussi se soustrait-il rapidement du groupe pour débuter ce qui lui parait être une très grande entreprise.

Galope à quatre pattes –ou quatre roues, mais quelle différence–, traverse chaque pièce et fend les couloirs dans un grand fracas, ponctué du glissement de sa planche et ses cris de fauve  qui couvrent le bruit ambiant de la brousse ; l'animal traque sa proie.

–  Saitamaaaaaa !! entend-on raisonner, sentencieux.

Il tend l'oreille, guette l'horizon, flaire une piste entre les cuisines et l'étage. Ses techniques de chasses sont à améliorer, et c'est bien le sujet du jour ; il n'est encore qu'un lionceau qu'il faut former.

Au détour d'un énième couloir, il se fige et abandonne son destrier par terre, les quatre fers en l'air pour qu'il ne s'enfuie pas vers une aventure sans lui.

Le terrible prédateur a trouvé sa proie ; il s'approche à pas de loup, par derrière, persuadé d'être le plus silencieux et le plus dangereux des félins. Les genoux pliés, enfin se propulse-t-il sur sa prise et l'emprisonne dans un câlin cruel dont il est le seul à pouvoir le délivrer ; il un air de "je t'ai eu !" un peu moqueur qui pendouille près de son sourire trop large.

– Tonton Shaun ça doit faire au moins TROIS HEURES que je te cherche partout partout ! cela fait dix minutes, mais les petits lions ne portent pas de montres. Je suis allé dans la cuisine mais t'y étais pas alors après je suis allé dans la chambre mais là non plus et puis après j'ai cherché dans les couloirs, et puis après...

Reculé pour mieux le regarder, une de ses pattes se prend dans l'autre, tandis qu'il s'agrippe au bras de sa victime pour se rattraper ; son corps ne tombe pas, mais ses pensées oui. Aussi change-t-il de sujet, l'esprit s'éloignant sur un autre sentier,  il n'est pas plus perturbé ; il n'a d'égaré que quelques idées.

– Dis, tu peux m’entraîner comme la dernière fois ? Je veux devenir super fort, et même plus que toi !

En démonstration, il reproduit avec plus ou moins de précision les mouvements dont il parvient à se souvenir , ponctués de quelques "yah!!" déterminés.  

Le cœur joue du tambourin là-haut ; jamais il ne se sent plus en sécurité qu'au bout des bras de son Tonton Shaun, même lorsqu'il le transporte dans les redoutables airs, le vide terrifiant. Même ses pieds loin du sol, il arrive à le faire rire.
(pourtant, il doit quand même toujours se retenir
de regarder en bas)

Cent pompes, cent squats, et cent kilomètres qu'il entend raisonner au sein de son crâne comme une comptine ; il est un petit être, et le chiffre lui parait aussi immense qu'abstrait. Pour autant, il s'imagine déjà courir, ses jambes le démangent, elles hurlent une envie de détaler à toute allure : ses yeux bleus sont fixés sur le bout du couloir, à quelques dizaines de mètres, comme s'il tentait d'estimer le temps qu'il lui faudrait pour faire un aller retour.

Délicieusement ramené sur Terre par des histoires de popote, il finit par oublier presque instantannément son envie de course. Fortnite n'a qu'un vague souvenir des petites bouées colorées flottant sur l'océan lacté ; s'il s'était attardé, sans doute aurait-il eu un souvenir plus net. Ou peut-être pas, aussi ne retient-il de son petit-déjeuner que la brièveté de l'instant.

–  Oui, mais tu sais j'ai tout avalé d'un coup comme ça, la tête penchée en arrière et la bouche grand ouverte il mime dans ses mains creuses comme un bol qu'il porte à se lèvres, le festin matinal. Comme un Goinfrex !

La référence est obscure pour le public non-averti, et il enchaîne sans s'en soucier.

–  J'ai dormi avec Ness ! Et puis Noah aussi.  ne pas oublier le fidèle cochon qui accompagne son amie, surtout pas. Elle bouge tout le temps, mais c'est rigolo car des fois on dirait qu'elle dit des trucs, ou alors je l'ai rêvé je sais pas trop. T'as rêvé toi cette nuit ?

Il ne s'attarde pas trop sur ses propres escapades oniriques ; trop souvent elles remettent en scène des événements bien cruels pour son esprit poupin.
(le vent vorace lui taillade la gorge, des rayures vermeilles sur les joues
avec douleur on étouffe la souvenir dans le contact chaud de la main qui entoure largement la sienne)

Tonton Shaun est magique : il mure Fortnite dans un silence docile lorsqu'il lui conte le plus beau des récits, et l'on ne saura jamais si c'est la force du dragon tonnerre ou la faculté du conteur à le transporter tout là-haut, mais Fortnite plane entre chaque mot et saisit l'aventure au vol.

Il n'interrompt d'aucune question, mais ponctue de quelques hochements de tête compatissants, d'un air de dire "hmm oui, bien sûr, la terrible brûlure de dragon, on est tous passés par là". Parfois, la tournure de l'histoire lui arrache un "oh" de surprise, et les bruitages quelques rires.

Tonton Shaun est magique : lorsqu'il s'accroupit devant lui, et qu'ils peuvent bien se regarder les yeux dans les yeux, c'est comme si l'on avait incrusté des aimants au creux de ses paumes. Alors, il libère ses mains de celles de Shaun, et vient parcourir le visage adulte et s'amuse de chaque crevasse, de chaque contour. C'est trop dur de ne pas chercher le contact, on l'en a privé si longtemps, sevré bien trop tôt, et il aime balader ses doigts sur le crâne chauve (c'est rigolo les picotis des cheveux qui tentent de revenir !) ou encadrer le visage, ou jouer avec ce qui traîne autour du cou.

Tonton Shaun est magique : il devine toujours tout, même quand Fortnite se tait car il ne faut pas faire l'enfant (pas trop, du moins, il semblerait), même quand il enfonce ses désirs tout au fond de sa gorge pour ne pas avoir l'air capricieux. Il devine toujours ce qui lui fait plaisir, comme courir le long du couloir alors qu'il n'a pas le droit ; comme s'il pouvait lire directement ses pensées. En ça, tonton Shaun est terrifiant : et Dylan étouffe avec douleur la crainte sourde qu'un jour, il sache.
(à quel point
il ne doit surtout plus faire l'enfant)

Heureusement pour eux deux, les secrets des autres sont toujours bien gardés avec lui (et le sien, surtout le sien), et il se donne toujours du mal pour le prouver, c'est une cérémonie très importante que de prouver son silence. Sur sa bouche, on mime une fermeture éclaire, puis une serrure fermée à double tour, puis on ouvre la bouche et on y jette sa clé imaginaire, et enfin on déglutit dans un large sourire tout en se frottant le ventre pour signaler son festin.

Le secret est désormais en sécurité, au creux de son estomac.

– Je vais mettre une seconde et demi, regarde bien, je vais aller super super vite comme une fusée !

En position dans les starting blocks, comme les coureurs olympiques à la télé, les mains par terre, les fesses en l'air ; peut-être qu'il pourrait être un coureur olympique lui aussi plus tard (dans une autre vie, sûrement), ou alors non, nageur professionnel, c'est beaucoup mieux lui qui nage si bien, il ferait des compétitions de nage dans la mer !

Il est tiré de ses rêves d'athlètes par le décompte, et un coup de feu imaginaire le fait s'élancer à tout vitesse ! Il court, il court, le grand coureur olympique, martèle sévèrement le sol dans ses baskets étincelantes, sans un essoufflement ! Au bout du couloir, il tend la jambe pour toucher le mur du bout du pied, et s'élance aussitôt dans l'autre sens, comme pendant les courses de relais à l'école en EPS, la matière où il avait les meilleures notes !

Et quand il voit son Tonton Shaun qui l'attend à la ligne d'arrivée, c'est la magie qui opère, encore et toujours, et il croit aller plus vite, toujours plus vite, comme si ses pieds allaient se détacher du sol et le faire décoller dans les airs ; il ne veut pas décoller (et s'il ne pouvait plus redescendre ?), mais il faut retrouver la main rassurante de tonton Shaun le plus vite possible.

Et dans ce qui lui paraît être un battement de cil, il le rejoint enfin, s'imagine déchirer un bandeau imaginaire, les bras en l'air, victorieux ; et sa médaille, il la trouve dans le creux de la main de Shaun.

– T'as bien regardé, hein ? Je suis allé vite ? il s'empresse de demander, haletant d'effort et d'euphorie.

Il sait qu'il l'a regardé, mais il veut l'entendre dire, car tonton Shaun est magique, il rend chaque course plus drôle que la précédente, car il est toujours là à l'attendre sur la ligne d'arrivée (là où papa aurait eu les yeux détournés ; peut-être au téléphone, quelque chose comme ça) et ça lui est encore difficile, du haut de ses onze années, de saisir la subtilité entre ces adultes qui voulaient le brider, et ceux qui le laissent enfin rêver.
(qu'on le laisse faire l'enfant,
encore rien qu'un peu)

Mais Dylan en est sûr, il a tout compris ;

Saitama,
je crois que tu es magique !

Tonton Shaun il l'appelle toujours Champion, et il ne sait pas champion de quoi, mais ça lui fait quand même plaisir, parce que les autres l'appellent Fortnite, et ses parents ils ne l'appelaient que Dylan, ou parfois mon chéri lorsqu'ils s'en voulaient de l'avoir oublié à la garderie de l'école.

(Mais tonton Shaun, il va pas l'oublier hein ?
Même s'il lui ment souvent ?)

Les cheveux ébouriffés et la main dans la sienne, il ne l'imagine pas une seule seconde capable de l'abandonner.

- C'est... cent milliard ! Ca va vite comme ça !! il fait un geste très rapide avec son bras, mais pas asse à son goût, alors il réitère. Non, comme ça ! Comme ça !! Comme-...

Dans son excitation, le geste brusque et mal contrôlé vient frapper son tonton Shaun dans le ventre ; presque aussitôt, Dylan se recroqueville, les bras près du corps pour qu'il ne s'attaque plus à personne,  et le visage teinté de culpabilité.

- Ah, pardon, j'ai pas fait exprès... Je t'ai fais mal ?

Il chahute trop, on lui dit toujours, mais c'est plus fort que lui ; il aimerait bien pouvoir débrancher tout ça, retirer les piles, si ça pouvait aider à ce qu'on ne lui en veuille pas trop. Parfois, c'est dur de trouver des adultes ou des copains qui ne soupirent pas quand il va trop vite, quand il fait mal même par accident ; mais tonton Shaun est toujours patient. Il ne sait pas trop pourquoi.

À la question suivante, il répond d'une voix plus mesurée, dans des mouvements plus calculés et automatiques.

(car c'est ce qu'attendaient ses parents de lui, mais il n'écoutait pas,
et maintenant, ils ne sont plus là.)

- C'est comme ça, hein ?

Docilement, il refait les gestes dont il se souvient ; les talons-fesses, les moulinets avec les bras, les genoux levés, les roulements de cheville, et à mesure qu'il fait tout ça, c'est les batteries qui se rechargent petit à petit, l'énergie qui revient ; il ne sait pas faire semblant longtemps.

(pas sur ça, en tout cas)

- Si on s'échauffe pas, on peut se faire très mal parce que... Les muscles ils ont froid !!

Il invente sur le tas une raison qui lui parait logique (dans "s'échauffer" il y a "chaud" !), parce qu'au fond, la théorie, ça ne l'a jamais trop intéressé ; même pendant les cours d'EPS avec sa maîtresse à l'école, elle leur expliquait toujours les échauffements, et les étirements, et même qu'elle était plutôt gentille. Il se souvient bien d'elle.

La main qui se reloge à sa place, enroulée autour des doigts de tonton Shaun, il étire un sourire ;
on tente d'étouffer les pensées parasites.

Il n'a jamais été très attentif à l'école Dylan, ce n'est pas qu'il voulait pas car, au fond, il a toujours aimé apprendre de nouvelles choses ; non, il n'a jamais su trop expliquer ce qui l'empêchait de rester assis sur sa chaise, d'écouter les paroles de la maîtresses, de ne pas jouer avec ses stylos, de bavarder avec ses camarades. Il aurait aimé pouvoir faire comme les autres enfants, arriver à distinguer chaque phrase du cours sans en perdre des morceaux en chemin, comme un immense puzzle à reconstituer. Il n'a rien contre les puzzle, mais on le punissait souvent lorsqu'il n'arrivait pas à résoudre celui là.

Mais les leçons de tonton Shaun, il les écoute toutes sans en perdre une miette ; peut-être parce qu'il le laisse sauter en même temps, lui tenir la main, balancer ses jambes, ramasser des choses par terre. Il ne le force jamais à s'assoir trop longtemps, ni à avaler des cachets qui lui donnent envie de dormir.

Alors avec ébahissement, il répète tout bas plusieurs fois ; trois cent millions de mètres par seconde, trois cent millions de mètres par seconde... Cette info là, il ne veut pas l'oublier, comme ça il pourra le répéter à tonton Shaun la prochaine fois, et il sera fier de lui.

Et les explications sur les échauffements, il veut les retenir aussi, comme ça, il pourra le répéter à ses copains pour la prochaine fois qu'ils feront du skate ; même qu'il leur dira ''c'est Saitama qui me l'a dit !'' et ils seront tous impressionnés.

- Bah avant-hier on a fait du skate avec Ness et je me suis crouté le genou regarde ! il soulève un peu son bermuda pour montrer sa peau écorchée. Mais j'ai pas eu vraiment mal hein tu sais, mais j'aurais du m'échauffer quand même, pas vrai ?

Fortnite adore pouvoir jouer à la console, ou faire du coloriage, ou qu'on lui lise une histoire (lui a du mal à ne pas voir les mots se mélanger, les lettres danser devant ses yeux) ; mais ça ne vaut pas les entrainements de tonton Shaun qui l'aide à se dépenser.

Aussi lâche-t-il finalement sa main au bout du trajet pour s'élancer vers la sortie ; dehors, il a le droit de courir autant qu'il veut, on ne le grondera jamais.

Trop heureux d'être enfin dehors, il a le réflexe impulsif de tenter de faire la roue dans l'herbe ; mais ses jambes se lèvent pas très haut, le résultat n'est pas convainquant. Ca n'a pas l'air de le déranger : il voulait juste avoir la tête en bas.

En trottinant, il revient vers tonton Shaun et sautille autour de lui.

- Je veux m'échauffer ! Je veux m'échauffer ! On commence par quoi ?