L’après-midi touche bientôt à sa fin. C’avait été un jour paresseux, un jour où même le soleil n’avait pas occulté l’air frais qui enflamme les joues rondes de tous les mioches. Pour autant, ça ne les avaient pas empêchés de vivre des tas d’aventures dans la grande cour arborée, tous ces orphelins éphémères, fardeau d’un clown triste. L’esprit en seul rempart contre l’ennui, contre le deuil ou la tristesse ; un imaginaire fertile en étendard pour tenir bon dans la tempête. Est-ce qu’elle était vraiment finie ?

T-rex est là, noyée dans la masse que surveille quelques adultes soucieux, affairée en solitaire comme à son habitude. Sociale par petites touches, hasardeuses et arbitraires, son brachiosaure en plastique dans une main, une liasse de feuilles salies dans l’autre et toujours un crayon ou deux dans la poche de sa robe trop grande. Ça lui donne l’air encore plus petite qu’elle ne l’est, comme si elle pouvait disparaître à tout moment dans les plis voraces du vêtement.

Lorsqu’un plus petit la questionne sur son jouet à la volée, c’est l’apothéose intellectuelle ; sa parole devient fleuve et répand autant d’informations qu’elle en connaît, insatiable inconsciente qui ne rencontre pourtant que deux billes rondes d’incompréhension dans le regard de son jeune interlocuteur. Et sûrement peut-elle paraître exaspérante aux plus grands, à ceux qui cherchent un vecteur valable pour exprimer une frustration ou une colère empruntée ; aussi est-ce une surprise prévisible quand des ricanements accompagnent la main leste qui passe par dessus son épaule pour se saisir du dinosaure en plastique aux couleurs délavées. “Eh !” Seule protestation déjà résolue de sa propre impuissance. Soupir contrarié en dedans quand le précieux jouet s’envole vers le fond de la cour, peut-être même derrière la clôture. T-rex jette un oeil au groupe de garçons qui s’éloignent déjà, satisfaits, avant de rapidement lorgner en direction de la limite de la cour.

Dans le même temps, parce que l’horizon étroit rattrape bientôt le soleil fainéant, les adultes lancent le mouvement : c’est l’heure de rentrer. L’heure de manger, puis de se changer, se débarbouiller, puis l’heure d’une histoire et l’heure du coucher. Il faut des repères, un rituel, il faut cadrer pour qu’il reste un semblant de quotidien aux journées. Et c’est une affaire qui roule, la plupart du temps, parce qu’il y a quelque chose de rassurant pour tout le monde, là dedans.

Alors voilà, les petits se pressent devant, les grands traînent des pieds derrière, faussement indociles. Tonnerre en dedans : Rentrer ils ont dit ? Non ! Elle a même pas faim. Et son dinosaure doit traîner dans l’herbe. Il faut le retrouver, c'est pas juste. Elle remonte à contre-courant T-rex, bravant la marée de corps, soudain prise au dépourvue par une situation qui la contrarie fortement. Elle a lâché ses feuilles et perdu un crayon. Elle commence à s’éloigner en protestant “Nan…” tandis qu’on la rappelle doucement à l’ordre. On l’interpelle encore, et on l’appelle même par son nom. “Non.” appuie-t-elle d’un caprice au bout des lèvres. "J’veux pas rentrer.” lâche-t-elle avec une fermeté qu’on ne lui connaît pas, sourcils froncés, défiant quiconque de venir la chercher (prête, toutefois, à prendre rapidement ses jambes à son cou si cela venait à se produire.). Il y a eut une bascule imprévue dans la contrariété du jour, une brèche dans le déni ; car l'injustice ce n'est pas tant les grands ni le jouet perdu, que tout le reste. Une vieille colère silencieuse qui n'a jamais trouvé quand ni comment s'évacuer. Alors, au prétexte puérile d'un simple caprice d'enfant, il semblerait que ce sera ici, et maintenant.

Elle n’attend pas longtemps avant de voir se détacher du groupe la silhouette familière et rassurante de Mum. Sa présence console un peu la colère, l’adoucit sans la faire ployer, ni disparaître. Rivage tranquille où les larmes, les rires et les peurs peuvent s’échouer sans heurts, il est un pilier solide dans l’existence hasardeuse de l’aberration temporelle. T-rex le regarde ramasser les feuilles remplies de cornes, de griffes, de crêtes et de crocs (et à présent, couvertes aussi de traces de chaussures pressées), et amorce un pas en arrière alors qu’il s’accroupit à sa hauteur. Elle étouffe un petit soupir quand il la questionne, ses grands yeux trop sérieux détaillant le félin esquissé en maquillage.

Elle risque un coup d’oeil sur sa droite, vers le fond de la cour, espérant vainement discerner les contours du jouet disparu. Mais elle ne capte qu’un amas flou de verdure et d’ombres, et revient au pelage tigré sur la peau du Clown, qui reprend la parole. Jouer demain ? Les sourcils s’arquent douloureusement, presque contrariés que l’adulte n’ait pas lu ses pensées avec plus de justesse. T-rex a du mal à comprendre la colère qui lui chauffe les pommettes et résonne dans ses oreilles, et cela l’agace. Les iris émeraudes vont et viennent de la clôture au visage coloré, tandis que les traits d’enfants s’agitent de plus en plus de mimiques mécontentes et troublées. Le manège dure peut-être une minute.

“Non, mais, j’veux pas jouer !” finit-elle par arguer, coupante. La lèvre inférieure retroussée bien haute et les sourcils froncés, une ride visible sur le front, T-rex regarde par terre, un instant indécise ; que tout lui paraît injuste et insupportable tout à coup ! Et le courroux qui couve dans son ventre et lui enserre de plus en plus la gorge l'accable et l’irrite. Elle cherche à s’y soustraire rapidement avant de s’en trouver débordée... “Jveux pas rentrer j'ai dit.”

Et c’est tout : rien d’autre. Elle tourne vivement les talons et se dirige vers le fond de la cour où a disparu le dinosaure, s’appliquant à sa recherche avec une minutie extrême dans l’espoir que la colère et les larmes derrière les paupières s’évaporeront à la vue du jouet en plastique usé.

Que veut-elle faire ? Elle se stoppe dans sa recherche : Elle l’ignore. Trouver le jouet ? Dire pardon à Mum ? Et ensuite ? Rentrer, manger, dormir, recommencer ? Ca se craquèle, ça  fissure le déni protecteur. “Mais je sais pas.” murmure-t-elle, du bout des lèvres, excédée et boudeuse. Elle veut pas se montrer méchante. Elle donne un coup de pied dans l’herbe qui ondule comme le ressac de vagues imaginaires, comme si le geste pouvait faire retomber la pression qui s’accumule derrière ses paupières. Mais non : la colère incomprise déborde et submerge la toute petite fille perdue dans l’herbe.

Ce ne sont pas de gros sanglots qui appellent le câlin immédiat où les larmes de crocodiles capricieuses et superficielles, c’est comme les grosses gouttes de pluie d’un orage sourd qui transpercent lourdement une terre meuble et fragile. Elle a pas envie de pleurer T-rex, elle fronce tellement les sourcils qu’ils lui font mal à lui rentrer dans le front comme ça, et pourtant ça perle à l’orée des yeux et ça dégringole sans bruit sur les joues rebondies. Comme si la colère avait quelque chose à prouver, la petite fille prend soin de tourner le dos à ce Clown ami si réconfortant qui la questionne sur ce qu’elle peut bien chercher ici. C’est vraiment nul de pleurer.

“Bah.. oui, c’est les grands ils ont jeté mon brachiosaure de Eight tout à l’heure.” La voix se crispe un peu faisant fi des larmes, et parler lui fait prendre conscience que son nez s’est bouché d’un côté. Elle essuie machinalement ce dernier d’un revers de main dans un reniflement fâché. Et puis, il est où à la fin ce fichu jouet ? Elle a pas envie d’être en colère, elle a pas envie de pleurer, elle a pas envie de le perdre lui aussi. C’était peut-être ça le point de départ méconnu de la colère, un écho triste et déformé du jour où la tempête avait tout balayé, même le spinosaure de papa.

Alors elle se concentre, elle fait de son mieux, comme si redoubler d’attention allait instinctivement lui indiquer vers où concentrer ses recherches ; ce n’est pourtant pas le cas. Déterminée au demeurant, elle épie avec une concentration chirurgicale les alentours, tellement que ça commence à bourdonner contre ses tympans et que sa vision s’obscurcit un peu. Elle entend quelque chose qui lui décroche un vif geste de tête parce qu’il ne ressemble pas au pas d’adulte de Mum, et qu’elle même n’a pas bougé d’un iota. Qu’est-ce que c’est ? L’herbe haute s’agite, elle renifle bruyamment tandis que l’air frais embrase les joues humides. Elle observe la course à travers les brins de pelouse sauvages et si Mum lui parle à ce moment là, elle serait bien incapable de l’entendre ; le bourdonnement dans ses oreilles l’étourdit presque.

Puis elle aperçoit une forme trop familière qui émerge entre deux touffes devant elle : impossible de se tromper c’est le brachiosaure de Eight ! Elle s’étouffe dans un hoquet de surprise qui gomme la colère en une seconde. Ne reste que les yeux rougis et le nez coulant et bouché qui lui fait une voix étouffée et fébrile. “Hein.. ?” La voix s’envole dans les aiguës. T-rex le dévisage et il semble en faire autant. Elle en oublie de respirer ; elle esquisse un geste lent de tête vers Mum, pour être sûr qu’il est toujours là, qu’il voit la même chose avant de revenir au petit être qui s’anime alors qu’il ne devrait pas.

Et peut-être d’ailleurs le geste lui a-t-il déplu car en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le jouet en plastique se remet à courir sans qu’aucun mécanisme pourtant ne l’anime. Il s’élance sur ses courtes pattes et file entre les jambes de la fillette qui ne parvient pas à le quitter des yeux et bascule alors en avant, se rattrapant sur les mains, fesses en l’air, pour le regarder s’éloigner dans son champ de vision inversé. Une pirouette sur le côté plus tard, assise dans l’herbe, elle se redresse d’un coup net, extatique, les joues rougies de larmes et pourtant une étrange lumière dans le regard. “Muuuum, Mum ! C’est mon dinosaure !! Tu l’as vu hein, tu l’as vu ! Viens faut qu’on l’attrape !” Elle ne manque pas une seconde pour joindre le geste à la parole, et s’élance à la poursuite de l’impensable. “Aaaaah, reviens s’teplait !”

“Mais non c’est que de l’herbe Mum ça fait pas mal !” Souffle-t-elle tandis qu’elle essaye de poursuivre la course effrénée de l’animal sauvage. La colère a mué en une passion nouvelle, en une aventure incroyable qu’elle avait longtemps rêvé en vain. Un dinosaure, un vrai ! Miniature, certes, mais vivant. Qu’elle est gauche à se jeter sur l’herbe qui tressaille au passage du petit jouet, elle le manque sans cesse, incapable d’anticiper et de coordonner ses gestes en même temps. Pourtant chaque raté lui arrache un éclat de rire précieux car elle se rappelle ce qu’elle poursuit alors, explosant d’une joie trop crue pour être garder en dedans.

Ça l’amuse que Mum se joigne à elle, qu’il joue aussi au dompteur de dinosaure. Leur manège dure quelques minutes plus longues qu'elles ne sont en réalité. Et il fait ça mieux qu’elle, le Clown, même s’il lui en coûte une cabriole mémorable ; il l’a eut ! “Ouais !!” s’écrie-t-elle en victoire, extatique. “Montr…” Pourtant le faciès de Mum qui se tord d’une expression mécontente de douleur l’empêche de finir sa phrase. Elle s’approche en sautillant, interpellée et inquiète. “Il t’a mordu ?” demande-t-elle en tendant ses petits bras vers la main de Mum, pour voir la blessure, dans un geste doux. Elle arque ses sourcils en dedans, soucieuse et chagrinée. Le jeu est moins drôle si l’on se fait mal. Elle inspire alors fortement, pince les lèvres et fronce les sourcils, avant de s’éloigner à la recherche du fautif.

Gonflée d’une autorité nouvelle et étrange, presque palpable, elle suit la trajectoire des yeux, extrêmement concentrée et impliquée. Elle a les épaules droites, la voix ferme. Elle pointe un index mécontent et impérieux en direction du jouet qui s’est mal comporté, à la façon des adultes quand ils doivent disputer, parfois. “Ah non, c’est pas bien, on fait pas mal quand on joue d’abord !” Parce que c’était ça, ça n’avait toujours été que ça dans son esprit d’enfant : un jeu. Un jeu magique peut-être, mais un jeu quand même. Elle n’avait aucun début de compréhension sur le phénomène, aucune perception d’en être même qu’un tout petit peu à l’origine. Non, pour elle, c’était juste le jouet qui se trouvait soudain instauré d’une volonté propre.

Pourtant, par un mécanisme qui lui échappe, sans en avoir vraiment conscience et sans que ce soit réellement important, il y un déclic qui se fait quelque part, comme dans un prolongement de sa propre perception. Quelque part, au delà des limites déjà floues des intuitions et des sensations. Elle impose, elle décide. Elle montre une direction à suivre. Et finalement le petit dinosaure jaillit à ses pieds, comme si il était penaud d’avoir mal agi. Par mimétisme d’un reflet imaginaire des jeux inconscients qu’elle se construit sans s’en rendre compte. Mais le pourquoi du comment importe peu, encore une fois ; Dans sa tête, T-rex vient de dompter son premier dinosaure.

Le faciès fâché se délasse prudemment, avec la solennité d’un grand jour ou d’une immense découverte. Elle s’accroupit et (parce que tout s’orchestre sur la toile tissée de son inconscient) elle sait quoi faire. Elle sait qu’en tendant sa main à plat, la petite chose de plastique viendra s’y réfugier sans qu’elle ait besoin de lui demander. Dans une communion étrange, elle se relève, le dinosaure en équilibre dans sa paume qu’elle monte à hauteur d’yeux pour mieux l’observer. Elle sent presque la chaleur du cœur imaginaire qui l’habite. Il gigote, se tourne, observe les alentours. Ses mouvements sont subtils et plein d’amplitude, précis, pas seulement mécaniques et efficaces. De son autre main elle vient caresser du bout de  l’index la tête haute perchée de l’animal, qui répond d’une pression similaire, comme si il était contenté par le contact. “Oh..”

Elle s’avance avec précaution vers Mum en souriant. “C’est qu’il avait peur Mum, mais il est gentil en vrai, regarde !” C'est son jeu. Elle sait. Elle monte les bras vers lui, lui tendant la merveille pour qu’il s’en empare à son tour. “Prends-le si tu veux ! Il aime bien qu’on lui caresse la tête.” décide-t-elle, sûr d’elle. “Il faut trop que je le montre à Pissenlit. Et à Gaheris. Et à mon ami Eight. Ils vont être super épatés !”

Le regard s’extasie et se rassasie de voir l’adulte se prêter au jeu étrange qui n’en est plus vraiment un. La bouche tantôt arrondie, écrasée par la surprise latente qui ne se dissipe pas totalement, tantôt étirée en un rictus radieux qui plisse jusqu'au coin des yeux. Elle a presque comme une grimace aimable quand il lui rend le jouet de chair et de sang, tant elle se trouve ensevelie de sentiments positifs qui peinent à trouver une voie pour s’exprimer à leur juste mesure.

Elle le laisse faire sans broncher quand il lui enfile son propre bonnet sur la tête. Ça lui réchauffe les oreilles sous les cheveux en bataille. Rentrer ? Elle veut bien rentrer, maintenant. La colère s’est dissoute dans les larmes et la magie, rien ne la retient plus ici.

“Oui, d’accord ! C’est vrai que c’est mieux.” concède-t-elle. Elle le fixe de tout près avec ses yeux trop grands quand il débarbouille sa frimousse avec une douceur de papa. Elle gigote un peu quand il passe près de son nez qui a coulé aussi. “Il faut pas tomber malade.” renchérit-elle sans l’aider dans sa tâche. Elle glisse finalement la serviette indemne que le Clown lui tend dans la poche de sa robe où elle range ses crayons d’habitude.

Elle enserre le dinosaure à la taille avant de le monter à portée de murmure, persuadée qu’il comprend chacun des mots qu’elle prononce ; et ce n’est pas totalement faux. “il faut que tu sois sage au château, on jouera à la course poursuite demain plutôt, d’accord ?” Elle répète la caresse du bout du doigt de sa main libre, puis elle sent le bras de Mum qui encercle son dos, avant de la faire décoller avec lui vers le ciel. Ça la fait rire.

“De la mousse au chocolat ?!” Répète-t-elle, incrédule et ravie, en tapotant de sa paume libre, d'un geste tendre, la joue maquillée qui lui fait face. “Ce serait vraiment super cool Mum...” les derniers mots flottent comme elle dans les bras confortables, et, d’une façon dont seuls les enfants ont le secret, sans manières, sans calculs, elle laisse reposer doucement sa tête sur l’épaule toute proche en l’enlaçant au cou de ses petits bras frais, et frêles. Le dinosaure tranquille toujours tenu fermement dans la main. Elle a un soupir d’aise en regardant la cour qui rapetisse au rythme de ses jambes qui balancent à chaque pas d’adulte.

HRP: