Poppy se sentait épuisée avant même que la journée n'ait commencé.

Réveillée par une insomnie au milieu de la nuit, elle avait quitté sa caravane pour partir marcher sous les étoiles vacillantes. Elle aimait Arcadia Bay dans le noir : le peu de lumière rendait les ruines plus douces. La ville devenait floue sous la lumière stellaire, comme sortie d'un rêve.
Ça avait quelque chose de rassurant.

Elle avait pensé faire une longue marche et revenir à la fête foraine au petit jour, mais une fois n'était pas coutume, le sommeil lui était tombé dessus à proximité du centre commercial. Elle y était entrée pour se trouver un coin tranquille où finir la nuit et avait empilé des cartons détrempés en guise de matelas, certaine que personne ne viendrait la déranger.

Roulée en boule sous l'escalator à demi-effondré, elle avait dormi un peu, comaté beaucoup, pas rêvé du tout. Ou elle ne s'en souvenait pas. Le matin l'avait trouvé courbaturée, grincheuse, et surtout complètement déboussolée.

Elle était certaine de ne pas s'être endormie au milieu d'une piste de kart.

Certes, elle n'y voyait pas grand chose à ce moment là, mais tout de même. Elle n'aurait pas pu passer à côté : des gravats et des bouts de ferrailles savamment disposés pour former une piste zigzagante dans le hall du Super Market, et des objets insolites échoués un peu partout, comme tombés du ciel. Un frisson bizarre descendit le long de sa colonne vertébrale lorsqu'elle se leva.  Elle savait qu'il s'agissait d'un circuit de kart, et pas d'auto-tamponneuse. Et il avait l'air triste ce circuit, sans aucun bruit, sans aucun cri.
Il attendait d'être réveillé.

Des formes floues s'agitaient dehors, elle pouvait les apercevoir à travers les vitrines fissurées. Et quelqu'un bricolait déjà à l'étage d'au-dessus, à en juger par les bruits de ferraille maltraitées qui résonnaient sous la verrière.

Poppy hésita un peu. Tout était trop... étrange. Enfin, plus étrange que d'habitude.
Mais ses réticences se turent définitivement quand, en s'avançant vers l'entrée du centre commercial, elle vit la barque. Échouée sur le carrelage sale comme sur une plage imaginaire.
Elle était parfaite. Aérodynamique, correctement équilibrée, prête à filer sur la piste.
Poppy eu soudain envie de vitesse.

Elle désossa fébrilement deux bicyclettes cabossées pour doter sa barque de roues et d'un guidon à peu près fonctionnels. En travaillant, elle se félicitait d'avoir toujours sa sacoche pleine d'outils avec elle. Trois roues étaient de guingois et la barque roulerait plus sur ses jantes que sur l'unique pneu survivant, mais elle roulerait. La prudence aurait voulu que Poppy dote son bolide de frein, mais ceux des vélos étaient trop endommagés. Tant pis, elle utiliserait ses pieds pour bloquer les roues, comme pour se propulser.
Elle se sentit fière en se redressant pour contempler son ouvrage. Certes, son kart n'était pas beau – elle aurait été bien incapable de fabriquer quelque chose d'agréable à l’œil – mais il avait l'air solide, et capable d'aller à une vitesse convenable. Satisfaite, elle fixa une ceinture à l'avant de son embarcation pour la tirer jusqu'à la ligne de départ.

Là attendait déjà un joli globe terrestre sur roue, d'où  dépassait une tête que Poppy avait déjà vue, sans qu'elle n'arrive à mettre un surnom dessus. L'idée de ne pas être seule sur le circuit mais de se mesurer à quelqu'un fit courir un frisson d'adrénaline dans ses membres. Un peu d'enjeux rendrait le tout plus distrayant.
Cela promettait d'être une belle course.

Une drôle d'appréhension saisit Poppy en voyant l'inconnue du globe détailler attentivement sa barque. Face au sien, son bolide écaillé faisait pâle figure. La grosse enveloppe de métal ronde qui constituait le corps de l'ouvrage et protégeait la pilote – un chaudron ? –  avait été minutieusement recouvert de peinture pour imiter un globe terrestre. Le travail était soigné et détaillé, prouvant que sa conceptrice était loin d'être une artiste débutante. Poppy se sentait à la fois admirative et honteuse devant le fruit d'un tel labeur...

Mais elle n'eut guère le temps de féliciter sa consœur. Déjà un nouveau bruit de roue résonnait dans le hall du Super Market, et, en se retournant, Poppy fut effarée de voir une benne à ordure s'avancer vers elle. A son bord dépassait la figure souriante de Ashley – Poppy l'avait croisé assez souvent pour retenir son prénom. Il partageait un peu la même passion tous les deux... même si la foraine se targuait de collectionner des objets un peu plus sophistiqués que des bouts de parpaings rigolos. Elle lui adressa tout de même un sourire de bienvenue, qui se mua rapidement en grimace lorsque l'odeur de compost que dégageait l'ensemble parvint à ses narines. Certes, Arcadia Bay ne sentait pas la rose de manière générale, mais le blond avait atteint un nouveau niveau de puanteur à lui tout seul. Poppy recula un peu pour se préserver quand la benne à ordure vint se ranger sur la ligne de départ.
Juste derrière arrivait un drôle de véhicule jaune et noir, que la jeune fille mis un moment à reconnaître comme une abeille. Rien de très surprenant venant de Pollen, comme la salutation qu'il leur adressa en ignorant superbement son frère. Poppy ne pu retenir un rictus railleur. Aucune chance, vraiment ? Sa parodie d'abeille lui semblait vraiment peu maniable, elle doutait d'avoir quelque chose à craindre...

Peut-être se montrait-elle un peu trop sûre d'elle, la foraine.

Elle voulu répondre mais la cartographe la devança. Son compliment était étrange, à la fois sincèrement étonné et un peu hautain. Poppy grimpa dans son bolide et se prépara. Assise sur le banc vermoulu de la barque, elle n'était pas bien protégée comme ses adversaires, mais elle faisait confiance à ses roues pour lui faire prendre rapidement de la vitesse et les distancer. Elle chassa de son esprit le début d’inquiétude que le mot « sécurité » y avait fait naître tout va bien aller tout va bien aller cela n'est pas si dangereux si ? et pris l'initiative de donner elle-même le signal du départ.

« Vous êtes tous prêt ? A trois. Un... deux... trois ! »

Les dix premiers mètres furent encourageant. Les coups de pieds de Poppy contre le sol lui donnait suffisamment de vitesse pour distancer le kart-mappemonde et bon espoir de rattraper Ashley et Pollen qui avaient pris la tête de cortège. A son grand étonnement, le kart-abeille roulait plutôt bien. Mais alors qu'elle pensait pouvoir encore accélérer, une secousse fit trembler sa barque, qui perdit soudainement de la vitesse.
En se penchant à tribord, Poppy vit les restes de l'unique pneu de son kart traîner lamentablement au sol. Le caoutchouc déjà bien abîmé s'était déchiré et empêtré dans les rayons de la roue de vélo en l'immobilisant.

« Putain fait chier ! » jura-t-elle en voyant le globe terrestre la dépasser.

C'était drôle comme cette course lui tenait soudainement à cœur et comme elle voulait la première place... Elle ne se serait jamais cru si concernée.

Poppy saisie d'un geste rageur les gros bout de pneu qui bloquaient sa roue et donna de nouveaux coups de pieds pour propulser sa barque. Enfin, son kart accéléra un peu, et la foraine se surprit à sourire. La contrariété passée, la griserie de la vitesse lui montait à la tête. Elle qui se déplaçait constamment à pieds, elle avait presque oublié à quel point rouler pouvait être agréable !
Elle rattrapait peu à peu son retard sur la cartographe, et en se retrouvant au coude-à-coude avec le chaudron, une idée malade traversa son cerveau ivre. Sans penser d'avantage aux conséquences que cela pourrait engendrer, elle jeta les restes de pneus qu'elle avait gardé en main dans les roues de son adversaire, qu'elle dépassa dans la seconde d'après en jubilant.
Chacun son tour.

Un soupçon de regret vint pincer le cœur de Poppy quand elle vit la panique déformer les traits de la cartographe face aux débris fusant vers elle. Et si le kart-mappemonde se crashait ? Et si sa conductrice se blessait grièvement en tombant ? Pourquoi Poppy n'y avait-elle pas penser avant ?

Des visions d'accident et de corps démembrés flottèrent un instant devant ses yeux et un frisson d'horreur remonta le long de sa colonne vertébrale. La raison pour laquelle son cerveau se plaisait toujours à imaginer le pire lui échappait, mais ce n'était vraiment vraiment pas le bon moment.
La foraine secoua la tête pour chasser ses sombres pensées, et s'accorda un soupir quand le kart-chaudron évita adroitement les débris de pneu.

Mieux valait perdre de l'avance que d'avoir un accident sur la conscience.

Devant elle, les karts des garçons avaient perdus de la vitesse, l'obligeant à donner un violent coup de volant pour les éviter. La poubelle d'Ashley avait pris feu et une aile du kart de Pollen s'était enflammée. Poppy se retint de rendre son signe peace à l'apiculteur en le dépassant, se contentant d'un sourire qu'elle aurait voulu désolé mais qui devait davantage ressembler à une grimace de triomphe.
Ça ne lui ressemblait pas.
Elle était rancunière, un peu, mais pas frimeuse. Enfin, elle ne pensait pas. La course lui montait à la tête.

La brune n'eut pas le temps de s'appesantir sur son auto-psychanalyse. Il s'était mis à pleuvoir.
Non.
A neiger.
De gros flocons fondaient sur ses lèvres et se perdaient dans ses cheveux, masquant sa vue d'un voile mouvant, rendant la piste glissante.
De la neige en juillet ?
Poppy se frotta les yeux pour vérifier qu'elle n'hallucinait pas, et, en se rendant compte que ce n'était pas le cas, voulu appuyer sur ses freins. Qui répondirent trop tard.

Une peur panique la saisit quand, au milieu d'un virage serré, le contrôle de sa barque lui échappa, et qu'un long dérapage sur le carrelage détrempé la conduisit aux coudes à coudes avec la cartographe.  
Voilà qu'elles se retrouvaient à nouveau l'une dernière l'autre, mais la situation était cette fois-ci beaucoup plus tendue. Le cœur de Poppy s'affolait dans sa poitrine.
Si cela devait lui valoir une crise cardiaque, elle n'était plus sûre de vouloir la première place.

Bien loin des querelles mousseuses des deux blonds et au coude-à-coude avec le kart de la cartographe, Poppy n'en menait pas large.

Sa détermination avait laissé place à une peur sourde qui lui gelait les entrailles. Le sol glissant lui donnait trop de vitesse pour qu'elle contrôle parfaitement sa barque, la neige l'aveuglait et ses freins répondaient avec un temps de latence astronomique. Elle en était certaine, elle finirait dans le décor au moindre mouvement un peu brusque, en emportant très certainement sa voisine avec elle. La fièvre de la course l'avait définitivement quitté, et elle tentait du mieux qu'elle pouvait de ralentir, passer derrière pour se mettre en sécurité.

Elle se morigénait dans le même temps : pourquoi n'avait-elle pas pensé que la course serait dangereuse ? C'était Arcadia Bay, bon sang ! Rien ne se passait jamais normalement. Leurs cerveaux à tous étaient-ils tellement malades, tellement en quête de sursis et d'oubli, au point qu'ils en aient oublié les plus élémentaires règles de prudences ? Ils faisaient une belle bande de tristes cinglés.

Elle se força à décrisper ses mains du gouvernail lorsque, en se retrouvant sur une ligne droite, sa barque perdit un peu de vitesse. D'un coup de volant habile – vestiges de ses cours de conduite jamais aboutit sans doute –, elle vint se placer derrière la mappemonde.
Voilà, là, il ne pourrait plus rien arriver de grave. La cartographe devant elle conduisait plus que prudemment, il lui suffisait de la suivre tranquillement... et avec un peu de chance, ils s'en sortiraient tous sans avoir besoin de courir à l’hôpital. Poppy s'autorisa à souffler profondément.

S'était mal connaître l'ironie de leur sort.

L'escalier monumental surgit à la sortie d'un virage en épingle particulièrement vicieux. La piste l'empruntait pour rejoindre l'étage inférieur du centre commercial.

Poppy hurla en voyant le kart-mappemonde s’emboutir contre la rambarde centrale et ne dû qu'à un improbable réflexe de ne pas l'imiter. La barque perdit une planche en raflant l'acier du chaudron avant de basculer dans les marches.

La foraine pensait mourir alors que sa barque dévalait l'escalier en rebondissant. Son cri s'était figé dans sa gorge et, impuissante, elle s'accrochait de toutes ses forces au banc vermoulu de son embarcation pour ne pas être éjectée. Arrivée en bas, la barque avait acquis une vitesse telle que les freins la firent déraper sur une dizaine de mètres avant de la stopper. Sonnée, à moitié couchée dans son kart, Poppy peinait à reprendre le fil de sa respiration erratique.

« Wow...»

Elle était étonnée d'en être sortie en un seul morceau. Et plus vraiment certaine que le jeu en vaille la chandelle.