Mes yeux dans les tiens

Forsaken prit une profonde inspiration, sa poitrine se gonfla et se dégonfla doucement. Il respira les différentes odeurs de la forêt, il en apprécia le froid qui pénétra ses poumons. Il était tranquille ici, les seuls sons qu'il percevait étaient ceux de la nature. Forsaken était détendu, les muscles relâchés, à écouter le vent souffler dans les feuilles, le roucoulement des oiseaux et le crépitement de son feu de camp. Il ne s'était jamais senti aussi serein depuis qu'il avait élu domicile ici. Pourtant, sa vie n'était pas enviable ; il mangeait peu, les ressources étaient limitées. Et il se lavait à l'eau de pluie. Forsaken faisait des économies sur tout, et surtout sur ses relations avec les autres.

L'Inuit était en train de préparer à manger, une espèce de soupe à base de lichen et de champignon, qu'il entendit un chien aboyer au lien. Sa main se porta aussitôt à son arme, il plissa les yeux, puis il se releva. Sa prétendue sérénité venait de s'envoler, et il regarda autour de lui. Il vit d'abord une tache rousse dans les feuillages, deux oreilles dressées et intéressées. Forsaken se détendit, et il marcha en direction de la chienne, assuré. Ginger le trouva, et elle eut l'effet d'un boulet de canon sur lui. Une boule de poils et de chaleur qui se vautra dans ses jambes. Il manqua de tomber, il la gronda, avant de lui montrer sa paume. Il la laissa le renifler, et il retint un sourire.

Pourtant, son air était plus doux que d'habitude. Il disparut vite, quand Forsaken comprit que la situation méritait une attention toute particulière. Il hocha la tête, il parla à Ginger d'une voix posée, presque chaleureuse. Puis il se contenta de la suivre dans les fourrées, le pas de plus en plus pressé. Il courut après le husky, esquivant les branches, ou les racines qu'il pouvait rencontrer en chemin. Cela lui rappela un bout de son enfance, alors qu'avec une arme dans les mains, il parcourait la forêt en compagnie de son père.

Apprendre.

Chasser.

Mesurer la distance et la vitesse.

Appuyer sur la détente au bon moment, sentir une présence dans son dos.

Se retourner trop tard, la lame du couteau qui lui entaille l'arcade sourcilière. Balafré pour toujours.

Le sentiment de liberté, et de puissance, alors qu'il grimpait tout en haut de la montagne en compagnie de son meilleur ami.

Ses bottes claquaient contre la terre meuble, il était reconnaissable ; décidé, neutre. (Tyler) Forsaken s'arrêta aussitôt quand il vit une silhouette, et il fonça sur Léon, sa carabine dans les mains. Ses semelles couinèrent quand il se stoppa devant lui.

Plus aucune trace d'émotion ou de douceur, visage éternellement éteint.

Léon empestait le tabac, et son regard vitreux ébranla toute considération soudaine. Il jeta un coup d'oeil sur Ginger, puis il le raccrocha sur son maître. Glacial, un peu agacé. Et dire que Forsaken s'était inquiété.

Mes yeux dans les tiens

Forsaken sentit, de la pointe de ses cheveux, jusqu'au bout de ses ongles, l'insulte que Leon lui faisait. Vraiment. Il détestait les petits bourgeois, qui venaient empiéter son territoire, et qui prenait le risque de déclencher un feu de forêt. Il était si usé de son travail d'autre fois que ses premières pensées allèrent vers les animaux : et si un feu se déclarait, où iraient-ils ? Et si dans les vapeurs du cannabis, Leon se mettait en danger ? Forsaken avança d'un pas, rigide et terriblement dur.

L'air grave.

Sa carabine fit un mouvement, mais il avorta son geste. Non. On ne menaçait pas un homme. Encore moins lorsqu'il était STUPIDE, et DEFONCÉ. À la place de cela, Forsaken se pencha sur Leon. Sans douceur, sans plus d'amabilité qu'un vent froid sur une nuque humide, il lui arracha le joint des mains. Il se redressa, et il l'écrasa sous sa semelle. Il gronda — un vrombissement discret, sourd, animal —, et il éternua. L'odeur lui piquait le nez, et bientôt ses yeux en devinrent rouges. Forsaken agita la main dans tous les sens, afin d'éventer un maximum l'odeur.

Ensuite, Forsaken baissa un oeil sur Leon. Il se fichait des plaintes, ou des remarques ; peu de choses l'atteignaient. Se faire détester pour que la justice règne ne le dérangeait pas. Oh bien sûr, il se vit comme son père. Si adolescent, et même adulte, Forsaken ne s'était jamais accordé de plaisir, il pressentait comment il aurait réagi à sa place. Probablement aurait-il tiré à côté de Leon, ou au minimum, sa main aurait fini dans sa tête. Mais Forsaken n'était pas violent gratuitement, il estimait que frapper un imbécile heureux était une perte de temps.

Forsaken attrapa Leon par l'épaule, sans douceur, et d'une force que sa silhouette sèche ne faisait pas soupçonner. En vérité, on aurait dit un père en train de tirer son gamin, hors de sa chambre puant le joint. Il le poussa sans ménagement, puis il le dépassa. Il replaça sa carabine correctement dans son dos, il s'arrêta et il fixa Leon.

Pas de mots superflus.

Juste ces deux yeux sombres, acérés. Deux lames de rasoir. Deux pierres immobiles et inébranlables. On pouvait y lire tout son mépris, gravé si profondément dans ses yeux que c'était une preuve juste suffisante de son humanité. En dehors de cela, il était difficile de discerner ce qu'il y avait d'humain en lui. Forsaken était un monolithe de mépris et de froideur. Il tenait plus du caillou que de l'humain. Alors c'était avec autant de froideur qu'il attendait que Leon le suive.

Bon sang.

Et s'il y avait eu un feu de forêt, qu'aurait-il fait ?

Tous ces crétins de nantis auraient-ils bougé l'aider pour éteindre le feu ?

Non. Ils avaient peur de cet endroit, ils ne s'aventuraient jamais aussi loin d'habitude. Forsaken se sentait trahi, au fond.

Mes yeux dans les tiens

Forsaken s'agaça.
Cela lui rappela une vieille altercation qu'il avait eue, des années avant, avec Diana Lane — maintenant, elle se faisait appeler Dodge. Ivre, seule, elle était tombée dans la rivière. Et c'était lui qui avait dû aller la repêcher. Avec l'autre hippie, c'était la même chose. Il voyait, Forsaken qu'il était ailleurs, défoncé — cette odeur, il ne la supportait pas. Et dans sa tête, il se dessinait tous les risques qu'il encourait à rester ici. Si la nuit tombait, il ne s'apercevrait pas qu'il avait froid. S'il décidait de grimper à un arbre, il tomberait à cause de son défaut de motricité. La liste des accidents qu'il lui pressentait ne faisait que s'allonger, ils arrivaient à une conclusion mortelle. Et Forsaken avait plus qu'assez des cadavres en cet endroit — il y avait le sien, c'était suffisant.

Alors quand Leon s'arrêta, et retourna vers sa chienne, Forsaken le jugea durement. Qu'importe ? Dans son état, l'autre hippie ne remarquait pas son regard acéré. Alors Forsaken poussa un soupir, il se dirigea vers eux. Il se posta près de Leon, et il gronda :

« On y va, elle vous suivra. Sinon, dressez-la mieux que ça. »

Le ton moins doucereux qu'à son habitude, avec le nez en train de piquer et les yeux qui rougeoyaient. Il attrapa Leon par le bras, sans lui donner l'occasion de râler. Forsaken touchait rarement les gens — uniquement lorsque c'était nécessaire, ou quand il fallait retourner Thunderbird. Et quand il le faisait, son contact n'avait rien d'agréable. Une poigne ferme d'abord, donnant la sensation qu'il était capable de casser la coquille des noix d'une simple pression. Et sa peau. Abîmée, recouverte de corne, râpeuse et froide. Des paumes habituées à tenir une arme, ou des outils.
Il se fichait bien de l'avis de Leon sur les armes.

Forsaken tirait depuis qu'il avait douze ans, peut-être moins — les souvenirs étaient encore trop flous. Et même avant le collège, il savait où frapper ses camarades pour salement les blesser, lorsqu'ils venaient l'insulter de « sale bouffeur de phoque » — l'ironie étant qu'il n'en avait jamais goûté.

Alors Forsaken tira Leon en avant, comme un vieux sac qu'il se traînait et qu'il jetait en haut d'une étagère. Impossible de savoir si le geste était dû à l'agacement, ou à ses manières d'homme des cavernes. La douceur n'existait que dans sa voix, en contraste avec sa personnalité glaciale et impassible. Un regard vers la chienne, elle était venue le chercher ; ça, il en était certain. Ça lui changeait.

À quatorze ans, alors qu'il accompagnait son père en forêt, les autres gardes-chasses lui avaient appris qu'un promeneur avait perdu son chien. Un coup de feu avait effrayé la bête, et sous sa force, le maître avait lâché la laisse.

Pendant que son père avait eu le dos tourné, le gamin s'était enfoncé dans les fourrées. Il n'avait jamais su s'il avait lancé des recherches pour le retrouver, mais cela n'avait pas été important. En chemin, il avait noté mentalement la présence des pièges cachée dans les feuilles, remarqué les traces de sang, jusqu'à trouvé l'animal blessé. Il était revenu avec le chien dans les bras - il la connaissait par coeur, la forêt. Il aurait pu en tracer chaque chemin, chaque arbre, du bout des doigts sur une carte avec les yeux fermés. Les gardes-chasses l'avaient alors engueulé. Sauf son père.
Et la nuit, il avait fait le mur. Il était revenu muni d'une simple lampe-torche, désactivé tous les pièges qu'il pouvait avant l'aube. Il s'en souvenait bien, Forsaken. Parce qu'il s'était alors endormi en plein devoir de mathématique, épuisé de sa nuit blanche.

Et sa professeure lui avait mis un zéro, avec un commentaire sur la fameuse paresse qu'on imputait aux « gens comme lui ».

Mes yeux dans les tiens

Forsaken ferma les yeux.
Là, tout de suite, il sentit que la situation commençait à l'énerver. Et il n'en pouvait plus. Les gens l'épuisaient. Les gens étaient incapables. Incapables de faire un feu par eux-mêmes, incapables de tirer à la carabine, incapable de voir que leur présence dérangeait la forêt. Il voyait que Noël était trop défoncé pour être cohérent, il voyait surtout qu'il ne savait pas s'occuper du chien correctement. Et le chien n'en faisant qu'à sa tête, il en restait là. Il eut envie, un instant, de prendre sa carabine et de tirer à blanc. Même pour son oreille habituée, le bruit d'une détonation lui était désagréable. Mais au moins, ça leur ferait peur.

Mais le chien pouvait paniquer.
(Oui, le bien-être de Noël n'avait aucune espèce d'importante à ses yeux.)

Alors Forsaken s'approcha d'un pas, encore. Il attrapa Noël et il le releva, comme une poupée. Sans douceur. Sa poigne était rigide, et sous-entendait qu'il pouvait faire réellement mal. S'il le voulait. Il se rapprocha ensuite du chien, prêt à pousser Noël hors de son chemin, s'il venait à interférer.
Personne n'aurait pu se douter de ce qu'il comptait faire.

Par contre, la pique ne rata pas :

« Si vous n'êtes pas capable de vous occuper de votre animal, n'en prenez pas. »

D'abord, Forsaken montra sa main. Il laissa Ginger la renifler, il risqua une caresse quand il sentit qu'elle n'avait pas (trop) peur de lui. Là, il se baissa, et il l'attrapa. Il se redressa en s'appuyant sur sa jambe arrière - le sol était glissant, et l'odeur de joint lui agressait le nez, les yeux. Là, il se tourna vers Noël, et il lui envoya un regard — et dedans, il sembla vider complètement un chargeur de sarcasmes, de balles boursouflées de mépris.
Forsaken, il s'en fichait des émois des autres.

Il agissait pour qu'ils survivent tous, et le seul endroit qu'il s'autorisait à aimer, c'était la forêt. Mais voilà, elle était pleine de dangers. Les allées et venues des chasseurs Green effrayaient les animaux. Lui, il voulait rester seul.

Seul avec le corps caché, quelque part.
Alors il s'en fichait des émois de Noël — on ne lui demandait pas son empathie, mais ses compétences de survivaliste.

« Ne revenez plus ici sous l'emprise d'une quelconque substance. C'est dangereux. »

Que se serait-il passé, si le chien n'était pas venu le voir ? D'ailleurs, elle pouvait au moins apprécier son contact ; désagréable (paumes abîmées et rêches), mais il lui témoignait bien plus de douceur qu'il ne donnerait jamais à un humain.

Vraiment.

Qu'est-ce qu'il aurait fait ? Et surtout, au bout de combien de temps, Forsaken aurait retrouvé son corps ? Ce ne serait pas le premier cadavre. Un titre à rayer sur le registre de l'hôpital, une annonce à faire auprès de George.

Et la colère des autres, qui iraient l'accuser de ne rien ressentir.
Mais il fallait bien que quelqu'un le fasse, ce sale boulot.