Sa déglutition résonne dans ses oreilles sans réussir à couvrir la multitude d’autres sons étrangers qui serpentent entre les murs du vieil hôpital. Le cœur pulse contre la poitrine et menace de la percer ; après avoir dormi une grande partie de la journée, il était bien improbable qu’elle retrouve le sommeil maintenant - malgré la nuit tombée.

Elle avait quitté Blackwell et son inhabituelle agitation au petit matin encore sombre, ensuquée d’adrénaline, regrettant de laisser Pissenlit en arrière et de ne pas trouver Mum à ses côtés. Si elle n’avait pas bien compris le déroulé de la nuit ça n’avait guère d’importance car on lui réexpliqua avec des mots qui se voulaient simples mais qui dirent pourtant toute la vérité : c’était les pirates qui avaient fait irruption chez eux, cassé leurs affaires, et qui s’étaient bagarrés avec plusieurs chevaliers. Elle aussi elle s’était bagarré, songea-t-elle.

On lui avait expliqué avec hâte qu’elle avait un bobo à la tête qu’il fallait soigner et elle avait rétorqué qu’elle n’était pas un bébé et que c’était normal qu’un chevalier ait des blessures de guerre et que ça fasse des cicatrices - non sans fierté. Pourtant lorsqu’on avait du couper puis raser une partie de ses cheveux pour pouvoir la recoudre et nettoyer correctement la plaie (plutôt vilaine au demeurant, à cheval du front au cuir chevelu sur une bonne dizaine de centimètres) elle avait pleuré sans trop savoir pourquoi.

Puis les choses s’étaient accélérées et elle n’en garda qu’un souvenir flou, vite rattrapée par un contre-coup naturel qui sapa ce qui lui restait d’énergie. Elle croisa son ami Eight entre deux siestes, mais lorsqu’elle se réveilla à nouveau, la nuit était tombée sur la petite chambre d’hôpital et il n’y avait plus personne avec elle - même pas Alcide.

Alors elle est là, nimbée d’inconnu, à tendre l’oreille, à attendre, presque, que les monstres débarquent encore, d’un coup, d’un éclat de voix, d’un éclat de verre ; les ombres se déforment et dansent sous les rayons d’une lune timide, et les bruits étouffés de l’hôpital pas tout à fait endormi s’insinuent comme une bruine contre sa conscience en alerte. Les yeux ronds vont et viennent sans rien trouver de rassurant ou de familier jusqu’à ce qu’elle ne le supporte plus et finisse par se redresser pour glisser hors de ses draps puis hors de sa chambre. Elle réalise à peine le contact du pansement sur sa plaie recousue, la douleur endormie par la chimie de quelques molécules.

La tête lui tourne un peu mais le sentiment d’imminence surnaturelle la pousse à continuer. Le moindre bruit proche la fait sursauter ; et les ombres qui s’étirent sur les couloirs plus sombres encore que sa chambre prennent des airs de rictus carnassiers et de doigts crochus. Son pas s’accélère alors, et le sang qui afflue à ses tempes tambourinent contre sa blessure qui lui chauffe le crâne. Mais cette douleur ne suffit pas à l’arrêter au contraire, elle aurait couru à toute jambe si les contours du monde n’étaient pas aussi flous la nuit ; elle trottine seulement.

Mais quand résonne un bruit de pas tout proche, elle panique et n’y tient plus ; elle fuit brusquement dans la direction opposée (du moins l'estime-t-elle), plus vite, sans trop regarder son chemin, guettant en arrière le monstre qu’elle s’attend à voir apparaître d’un moment à l’autre. Son légendaire courage l’a abandonnée ce soir et quand sa course hasardeuse la fait heurter quelque chose elle se ramasse en arrière sur ses fesses, en poussant un cri qui étouffe un sanglot instinctif.

Sonnée d’émotions contraires, le corps ne suit pas la pensée et la peur trop grande arrache des larmes tandis qu’elle flotte encore un peu (la peur)(elle diminue). Il lui faut quelques secondes pour réaliser qu’aucune ombre ne plane vraiment sur elle, qu’aucun ennemi n’est proche à cet instant (n’est-ce pas ?). Il la relève et elle ne dit rien. Son curseur intérieur se recalibre péniblement.  

Elle entend les mots avec ses yeux et ses yeux dévisagent, délimitent, tâtonnent, avalent le sens des phrases un temps. Elle déglutit, interdite une seconde avant de lâcher, non sans une forme de béatitude étrange : “t’es pas un monstre…(?)” ponctuation murmurée semi-interrogative, question qui se suspend dans la gorge, en travers, et ça racle. Ça gêne.

Le sens des mots entendus arrive à retardement et le sel humide sur ses joues l’agace autant que la narine qui refuse à l’air de passer sans encombre. Elle s’essuie d’un revers de manche (tiens, elle ne portait ce sweat en arrivant ici hier) et la question de la douleur s’impose soudain dans sa tête. Le simple fait d’y penser suffit à la rappeler à elle, et ça l’élance en travers du front. Elle porte une main vers celui-ci, instinctivement.

Les cheveux manquent et en lieu et place de ceux-ci, la gaze d’un pansement qui protège la plaie qui brûle. Elle grimace. “Si j’ai un peu mal.” consent-elle. “Mais ça va, je suis un chevalier, il faut être courageux” la causalité est relative, mais la précision importante ; plus pour elle que pour son interlocuteur. “Mais j’aime pas trop ici quand même, je veux rentrer chez moi” Elle renifle en se pinçant les lèvres.

Elle n’a pas le temps de se perdre en circonvolutions anxiogènes intérieures T-rex, pas le temps de penser à Pissenlit et à Mum, pas le temps de regretter le poncho de Gaheris. “Pourq… pourquoi tu portes une robe de fille ?” la distraction de l’inattendu, la candeur terre-à-terre de celle qui découvre les limites de normes arbitraires. Elle a la bouche ouverte et la tête penchée sur le côté tandis qu’elle détaille le tissu, les yeux arrondis - mais un sourcil froncé qui cherche à ordonner les choses dans les cases connues.